2020-04 / NUMÉRO 166
ROMAN
Charif Majdalani :
« L'histoire oubliée du Cameroun »
Propos recueillis par
2016-04-07


Il est des épisodes de l'histoire coloniale et de ses guerres de libérations que le temps a effacés des mémoires, ou que des conflits plus importants ont fini par occulter. Qui se souvient par exemple aujourd'hui des événements sanglants qui ont abouti à l'indépendance du Cameroun dans les années cinquante ? C'est sur ce moment qui a sombré dans l'oubli ou qui a été victime du déni que revient le romancier camerounais installé en Suisse, Max Lobè, dans Confidences, un très beau roman publié tout récemment chez Zoé, l'un des grands éditeurs helvétiques. 

Max Lobè est l'auteur de plusieurs romans, notamment un premier ouvrage très remarqué, intitulé 36, rue de Berne où il raconte la vie difficile des communautés africaines immigrées en Suisse, entre drogue, prostitution et violence. Dans Confidences, Lobè revient au Cameroun et se penche sur ces fameux événements des années 1955 et 1956. Rappelons que durant cette année-là, un mouvement pour l'indépendance et l'unité des deux Cameroun (le français et l'anglais) dirigé par un chef charismatique, le fameux Um Nyobè, était écrasé dans le sang. Une partie de la population, soupçonnée de soutenir ce mouvement, était de son côté soumise à une violente répression, à des tueries et à de longs mois d'enfermement dans des camps de prisonniers.

Cet épisode, Max Lobè ne le traite évidemment pas en historien, mais bien en romancier. Son retour au Cameroun, il l'imagine essentiellement sous la forme d'une visite à Song-Mpeck, le village d'origine d'Um Nyobè, où il rencontre Mâ Maliga, une vieille femme qui a vécu, enfant, les drames de ces années 55-56. C'est à Mâ Maliga qu'il laisse le soin de narrer cette histoire, cédant la parole à cette personne irrésistible d'ancêtre africaine, truculente, drôle et joyeusement portée sur le matango, le vin de palme local.

Narratrice infatigable, Mâ Maliga va donc avoir la parole durant presque tout le roman et Max Lobè lui confère pour cela une langue dans laquelle il infuse des tournures et des formes africaines qui la rendent d'une vérité, d'une drôlerie et d'une succulence extraordinaires. Elle évoque ainsi, en l'espace d'une journée, toute son enfance au village de Song-Mpeck, et tout ce qui petit à petit va aboutir à la création du l'UPC, le mouvement pour l'Unité du Cameroun, puis à l'escalade et aux combats qui aboutiront aux drames, aux massacres et à l'établissement des camps. Mais Mâ Maliga, elle non plus, ne fait pas l'historienne. Elle raconte tout à partir de l'intime, du quotidien des gens, et notamment de la petite fille qu'elle fut et pour qui les affaires du village, la routine familiale, les querelles des parents s'entremêlent intimement avec la vie politique. Nous assistons ainsi à une belle fresque, cocasse, vivante et caustique de l'existence d'une communauté villageoise du Cameroun, avec son chef qui semble plus vieux que Mathusalem mais qui a la plus belle et la plus jeune femme du village, avec sa doyenne un peu pythique, avec ses femmes babillardes, avec l'oncle revenu fou de la guerre d'Indochine et qui court nu, laissant voir à tout le monde ces « choses qu'il a là-bas en bas ». Nous assistons surtout à la mésentente entre les parents de Mâ Maliga, avec d'un côté une mère révoltée qui travaille comme bonne dans une famille française qu'elle méprise et de l'autre un père instituteur à l'école des blancs et qui, tout à l'inverse, n'a qu'admiration sans borne pour les Européens et les Colons, et ne rate jamais une occasion de montrer son adhésion à la mission civilisatrice de ces derniers en Afrique, au grand désespoir de sa femme.

C'est donc au rythme de cette vie de village que l'on voit monter les tensions. Mâ Maliga relate, à partir de ses souvenirs et des images qu'elle en a gardées, les premiers affrontements, les déchirements de la communauté sur la nécessité ou pas de boycotter le référendum de 1955, les palabres et les discussions, l'intervention des curés français pour influencer la population. Le récit est d'autant plus prenant qu'on assiste progressivement à la constitution du mythe d'Um Nyobè, vécu par les villageois de la région comme une sorte de héros, apparaissant tantôt ici tantôt là, insaisissable, que l'on voit fugacement au village avant qu'il en disparaisse et qu'il soit finalement tué. Et tout cela culmine avec l'épisode terrible des exécutions sommaires, des massacres, de la vie dans les camps, de la faim et de la peur.

Roman à hauteur d'homme ou de femme, Confidences est précieux non seulement parce qu'il raconte des événements terribles à partir du regard et de la langue des gens qui n'ont d'autres références et d'autres sources que leurs épreuves et leurs souvenirs, mais parce que ce faisant, il opère une sorte de réappropriation de l'Histoire par ceux qui l'ont subie. Et ceci est d'autant plus important que ces événements sont volontairement rejetés dans les limbes de l'oubli par l'histoire officielle du Cameroun contemporain – un Cameroun du déni dont Lobè dresse un bref mais féroce portrait en contrepoint de l'histoire de Mâ Maliga. En ce sens, la littérature réalise ici une des nombreuses tâches qui lui sont assignées, celle de restituer une part de la vérité historique. Et quand elle le fait avec tant de talent, on ne lui en est que plus reconnaissant.



Max Lobè participera aux troisièmes rencontres littéraires organisées par la Maison internationale des écrivains à Beyrouth, qui se tiendront les 20 et 21 mai prochains, au Musée Sursock.
2020-04 / NUMÉRO 166