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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Mathias Enard, le génie et la beauté sur le Bosphore
L'auteur de Zone nous conte le bref mais fabuleux voyage de Michel-Ange sur les rives du Bosphore, dans la capitale lumineuse de l’Empire ottoman gouverné par le sultan Bajazet.

Par Laurent Borderie
2010 - 10
Avec Zone il y a deux ans, Mathias Enard créait l’événement. Cette longue fable initiatique enfantée par l’amour de la Méditerranée et la passion de l’histoire a permis à son auteur d’entrer dans le cercle restreint des auteurs capables d’embrasser le monde dans une exceptionnelle fiction. Mathias Enard revient avec un court récit au titre énigmatique. Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants est un roman surprenant, passionnant, foisonnant, et n’excède pas 200 pages. Dans ce livre, il rappelle un moment méconnu de la vie de Michel-Ange invité en 1506 par le sultan Bajazet à construire un pont sur la corne d’or à Constantinople. Trois ans avant d’entamer la chapelle Sixtine, le lecteur suit l’artiste dans les ruelles de cette ville et parcourt un chemin initiatique qui fera de lui un autre homme, mais le sait-il ? Dans ce roman elliptique au charme oriental, Mathias Enard écrit davantage sur la vie d’un artiste que sur une réalité politique, celle qui oppose l’Orient musulman à l’Occident chrétien. Michel-Ange dessine quatre arches courtes flanquant un arc central reposant sur les forts piliers dont les avancées triangulaires fendent les eaux du Bosphore. Le pont est le symbole de l’union, mais qu’unit-il ? Est-il un tablier de pierre destiné à rassembler l’homme de la Renaissance à la civilisation qui lui fait face ? S’agit-il du pont que Michel-Ange tente de jeter vers lui sans réussir à s’atteindre ? Les ponts relient les hommes, celui de Michel-Ange ne sera jamais construit, mais il sera désormais différent après ce voyage initiatique décidé faute d’argent (Bajazet paie mieux que le pape Julles II) et son œuvre majeure, la chapelle Sixtine, sera définitivement marquée par ce voyage. Un récit troublant, éblouissant, réjouissant.

D’où est venue l’idée d’écrire cette histoire, celle du séjour de Michel-Ange à Constantinople ?

Tout a commencé à la Villa Médicis ; je me promenais dans la magnifique bibliothèque, et j’ai sorti un volume, peut-être au hasard, je ne sais plus ; c’était la vie de Michel-Ange par Vasari. Et en le feuilletant, je suis tombé sur la mention de l’invitation du sultan de Constantinople. Je me suis dit : quelle histoire magnifique. Il faut que je la raconte.

Quelles sont les raisons qui vous ont amené à lui donner ce titre ?

Il s’agit aussi d’un livre sur la création, sur la fonction de l’art, des récits collectifs que nous appelons histoire. En ce sens, la phrase de Kipling est magnifique, elle définit très bien ce qu’est la position d’un artiste, d’un créateur, qui cherche à communiquer avec un public, à s’inscrire dans la tradition, tout en s’en séparant, comme Michel-Ange. Nous parlons tous de batailles, de rois et d’éléphants, comme Michel-Ange peignait des thèmes bibliques ; c’est l’injonction de l’histoire, le poids de la tradition. Il faut être très fort pour y échapper. Je dois ce titre à Pierre Michon, c’est lui qui me l’a pour ainsi dire « soufflé », dans une interview que j’ai lue. Il se dit fasciné par cette phrase. Elle contient la clé de l’écriture, elle est programmatique, surtout dans sa deuxième partie : comme ce sont des hommes, n’oublie pas de leur parler d’amour. C’est ce que j’ai essayé de faire ; d’une part de parler du collectif (batailles, rois, éléphants) dans la création, et aussi du singulier, de l’individuel (l’amour).

Que diriez-vous au lecteur avisé qui vous demande si ce n’est pas un chapitre qui aurait pu être présent dans Zone ?

Ç’aurait été très difficile. Toutes les histoires de Méditerranée ne pouvaient prendre leur place dans Zone ! Même si la création artistique y a sa place, j’avais déjà le personnage du Caravage ; ajouter cet épisode de la vie de Michel-Ange aurait été très ardu, un peu artificiel. Il est possible que j’y aie songé, je ne m’en souviens plus ; mais ce qui est sûr, c’est que très vite j’ai su que ce récit serait indépendant.

La religion, le pouvoir, l’histoire de Constantinople et du bassin méditerranéen sont omniprésents dans ce roman. Seriez-vous le Braudel de la littérature contemporaine ?

J’admire beaucoup l’œuvre de Braudel, et je peux me reconnaître dans une de ses phrases : « C’est peut-être parce qu’homme du Nord que j’ai passionnément aimé la Méditerranée. » Le travail de l’historien est différent de celui de l’écrivain de fiction, très différent même. J’ai une dette immense envers certains historiens, et Braudel en fait partie. Parfois je joue moi aussi à consulter des sources, à travailler d’après archives ; mais ce que j’y cherche est fondamentalement différent. Pour moi, les récits de l’histoire valent pour eux-mêmes ; je n’ai pas besoin de les recouper ou de les mettre en perspective. Je m’introduis plutôt dans les interstices laissés par l’histoire.

À la fin de cette parenthèse de la vie de Michel-Ange, on a l’impression que rien ne peut faire évoluer le monde politique, pas même l’art qui pourrait poser des ponts sur deux rives opposées ; qu’en pensez-vous ?

Ce qui s’est produit au XVIe siècle ne limite pas le XXIe, au contraire. Si ce livre a une quelconque volonté politique, c’est justement l’inverse : remplacer ce pont qui n’a jamais vu le jour par un pont de papier, un de ces ponts intellectuels que sont les livres. Il est possible que la Turquie rejoigne l’Europe, cette Europe qu’elle a contribué à façonner, à laquelle elle a participé des siècles durant, on l’oublie trop souvent. C’est, je crois, une nécessité culturelle, historique et géopolitique. La Turquie d’aujourd’hui devrait aider l’Union européenne à porter ses frontières jusqu’en Syrie, en Irak, en Arménie, en Géorgie. C’est très important, ce serait un premier pas dans l’effacement des frontières que l’histoire coloniale a tracées au XIXe siècle entre l’Orient et l’Occident. Tout est encore possible, il ne suffit que d’une volonté politique pour y parvenir.



 
 
© L. Denimal / Opale
« La Turquie devrait aider l’Europe à porter ses frontières jusqu’en Syrie, en Irak, en Arménie, en Géorgie. »
 
BIBLIOGRAPHIE
 
2020-04 / NUMÉRO 166