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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête



Par Razan Zaitouneh
2012 - 02
La différence entre «?l’avant?» d'un passage à un barrage de contrôle et «?l’après?» se résume à la différence entre la Syrie d’avant et après la révolution. Avant de passer le barrage, les distances sont chargées de peur et d’étrangeté. La rue dans laquelle tu as passé ton enfance ne te reconnaît plus. Le carrefour où tu as donné tes premiers rendez-vous amoureux est colonisé par des agents armés jusqu’aux dents. Les barrages, les points de contrôle et autres passages surveillés s’éparpillent et s’installent aléatoirement dans des lieux inattendus depuis les débuts de la révolution. Et là, les franchir a le goût de la victoire totale.

Après avoir passé le barrage de contrôle, c’est la zone théoriquement libérée, tu es chez toi… Ainsi était Zamalka lors du rassemblement du jeudi soir. Les commerces de la ville avaient baissé leurs rideaux pour observer la grève. Dans cette ville en apparence vide, des petits groupes de jeunes ont rejoint la marche dans la rue parsemée de pierres. Ils sont les membres de la coordination qui gèrent les manifestations. Ils se distinguent de nous car la peur ne connait pas le chemin vers leurs cœurs merveilleux. C’est la raison pour laquelle ils ont insisté pour lancer des feux d’artifice après la dernière manifestation. 

Dans ces régions, il est difficile de distinguer le bruit des feux d’artifice de celui des balles. Les bouquets de couleurs qui inondent le ciel créent une atmosphère de vie dans un climat de mort, ce qui ajoute à la confusion des sentiments. Les feux d’artifice sont tellement beaux qu’ils nous invitent à la rêverie pour quelques instants… d'un jour meilleur à venir…

La distance qui nous sépare du silence par les rues fermées et obscures jusqu'au lieu de la manifestation est comme une machine à voyager dans le temps. Cela réveille le souvenir lors d'une excursion en bus scolaire vers Lattaquié. Nos yeux rivés sur les vitres, nous n’attendions qu’une seule chose?: apercevoir au loin l’horizon bleu de la mer.

À l’arrivée, les activistes s’agitent autour de nous, coordonnent et gèrent leurs préparatifs. Les discussions fusent entre eux et leurs invités sur les événements récents, sur le Conseil national, sur le cheikh al-Aârour, sur la laïcité, sur l’armée libre… Mais la chaleur des propos ne change rien au froid glacial des nuits de janvier. Seul le rituel de la manifestation parvient enfin à nous réchauffer.

Au cœur de la place, la voix d’un Kashoush s’élève - car chaque manifestation a son Kashoush - (NDLR Ibrahim Kashoush est un chanteur protestataire, célèbre pour sa chanson «Yalla Erhal Ya Bachar / Il est temps de partir, Bachar?», qui a été assassiné par les nervis du régime Baassiste). Et la foule de scander avant et après lui, jusqu’à ce que le brouhaha le pousse à changer de rythme afin de resynchroniser l’orchestre. Sauter, s’accroupir tous ensemble puis se lever tel un volcan en éruption à plusieurs reprises?: les danses inventées par la révolution syrienne épuisent les moins jeunes qui, après quelques mouvements, retournent à leurs pensées noires... Mais au final, qu’y a-t-il de mieux que de danser sur les mélodies de «?Hafez, maudite soit ton âme?!?» pour oublier l'âge qu'on a??

Les révoltées occupent aussi la place et se positionnent à l'avant de la manifestation. Des jeunes filles et des mères accompagnées de leurs enfants sont venues de tous les coins de Zamalka et de Damas. L’une d’entre elles m’a montré une femme d’un certain âge debout dans les premiers rangs. Cette femme pointait du doigt l’immense portrait d’un beau jeune homme brandi par un des manifestants. «?C’est mon fils?! Le martyr?!?», disait-elle. Je l’ai étreinte tandis que les mots étranglaient ma gorge, puis je me suis faufilée dans les rangs arrière tandis qu’une jeune fille prenait la parole sous les applaudissements et aux cris de «?Shamiya, shamiya / Fille de Damas, fille de Damas?». Qui a dit que le retour à nos communautés d'origine, nos 'assabiyya, n’était pas exaltant parfois?? Qu’y a-t-il de plus beau que de chanter le «?sham?» et ses filles??

Nous avons chanté et traversé les régions et les villes syriennes les unes après les autres. Chaque région nous accueillait avec son lot d’applaudissements, de louanges et d’affection, mais lorsque nous sommes arrivés à Daraya, j’ai tellement pleuré que ma voix s’est étouffée. Yahia (Charbaji, militant pacifiste détenu depuis l’été) me manque terriblement. Yahia et ses amis n’ont pas d’équivalents dans cette révolution. Ils sont le cœur de la révolution. Ils sont égaux à eux-mêmes en toutes circonstances et savent toujours ramener un peu de sérénité aux âmes épuisées par le quotidien, si loin de cette manifestation joyeuse.

La manifestation est terminée, la place est de nouveau vide, triste et sombre. Le barrage de contrôle n'est pas loin. Il peut à tout moment se déplacer et occuper la place, ou même se fragmenter en centaines de soldats qui prendraient la ville d’assaut. Mais les enfants de la place sont capables de la reprendre, comme à chaque fois, depuis qu’ils ont ressenti ce que signifiait de vivre «?l’avant?» et «?l’après?» d'un barrage de contrôle, et surtout sans lui…

Que vivent Zamalka et Ghouta?!



*Traduit de l’arabe par Nadia Aissaoui
 
 
© Sarah Moon
 
2020-04 / NUMÉRO 166