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Poésie
Shadow girls
Tables tournantes du poème pour communiquer avec les esprits de l’enfance. Colloque solitaire à plusieurs voix, Moussempès cinématographie le faux, peint l’interdit et fixe la familière étrangeté.

Par Ritta Baddoura
2018 - 01


Certains des faits sur lesquels revient Colloque des télépathes remontent le temps. Jusqu’aux sœurs Fox spiritistes à l’ère victorienne – nous y avions précédemment fait un saut avec Hubert Haddad et sa Théorie de la vilaine petite fille. Jusqu’aux jeunes starlettes refaites naviguant dans les paradis artificiels hollywoodiens du début des années soixante-dix et les sectes hippies. Et les femmes ordinaires, starlettes du petit écran ou du miroir au foyer, mariées, pour certaines potiches, bien rangées. Jusqu’au plus loin?: l’enfance. 

Sandra Moussempès tend le miroir de son âme à ces femmes, et à la petite fille qu’elle a été, et étudie leurs réminiscences. Le contact établi, elle braque son objectif sur ces sœurs et rivales – l’homme est là en négatif. Ils et elles ne sont jamais vraiment du même côté. Les mots vampires s’aventurent dans les maisons hantées.

«?Bluffée par ma décoction d’épines et de ronces fripées je pense que parfois je déteins sur d’autres femmes, que je détiens leurs vérités qui n’est pas sans conséquences/ Si les fées n’existaient pas il faudrait leur trouver de la place ans un coffre enneigé puis les sortir le soir pendant la trêve. Chaque fée deviendrait une chose vie et dure que l’on place à côté des convives?»

Le poète est voyant. L’enfance aussi. Rien n’y résiste dans le monde adulte contraignant contrariant violent. «?Historienne du présent?», Moussempès revisite les symboles et les rôles assignés au féminin et à la féminité?: enfant, femme, épouse, mère. Les frontières entre les temporalités, entre fiction et réalité, entre adultes et enfants, entre dits et interdits, entre perfections et créations, sont perméables le temps bref d’un clic photographique.

Architectures aux raisonnements opaques, à l’intérieur des architectures de maisons, studios, lits aux lois géométriques claires comme le jour qui n’entre pas de l’autre côté des murs. Les corps s’apprêtent, se maquillent, se remodèlent, se retrouvent ou s’effondrent. Les corps aussi moites et fondus soient-ils, jonchent les pages tels cadavres, advenus, en cours, ou à venir. Sont pratiquées maintes «?chirurgies de l’âme?». Sandra Moussempès, le dos tourné, tente les pouvoirs extraordinaires de la simulation.

«?Au-dessus du lit il y a une lampe rouge allumée toute la nuit, c’est là qu’une série de filles peintes en rose m’expliquent leur stratégie?: de n’en avoir aucune, ce sont des simagrées car je sais qu’elles s’allongent chaque soir dans le lit nuptial du gourou et la boucle est bouclée/ “C’est étrange ce que fait l’amour” murmurait la dernière recrue toiletteuse, un bel homme d’un certain âge disons, le réalisateur ou le gourou, a réclamé des garanties, retour sur investissement?: une chanson sur deux filles dans la neige qui glissent l’une sur l’autre ou bien qu’on leur rabote le nez à la puberté/ (…) Un bel homme qui attire les femmes avec une lampe de poche n’est pas un candidat suffisamment viril/ Tous les nez sont refaits dans ce film sinon les actrices n’auraient pas obtenu le rôle ni les faveurs du gourou, un nez d’origine pour être soi-même n’aurait servi à rien puisque être soi-même aurait mené ailleurs qu’à Manor Drive.?»

Plusieurs styles d’écriture se côtoient dans ce recueil dense. Certains plus expérimentaux dans la forme et l’approche. D’autres plus intellectuels, ou plus simples. Sans s’abandonner au passé et dire à nouveau la grâce de Sunny girls?: Colloque des télépathes fraie cependant une voie inflexible, tenant par moments d’un forcing propre à l’écriture de Moussempès. Exprimant les théorèmes de l’étrange dans une ambiance évoquant les premiers Polanski et les derniers Lynch, elle réussit dans certains poèmes à donner voix à l’esprit.

Dans une réflexion sur l’artefact des êtres et des relations, sur les symptômes, les idéologies et les constructions sociales, Moussempès continue de chercher/rejeter/réinventer son émancipation. Au cœur de toutes ces pensées et sensations cartésiennes ou esthéticiennes, il y a la fonction complexe de l’amour. Le travail de l’écriture se rapproche dangereusement avec ce recueil des motifs secrets de l’univers de Moussempès?: «?Je suis ici pour brouiller les pistes et non pour m’expliquer.?»

«?Cet effet de miroir dans le miroir que les photos peuvent à peine maitriser, est-il le reflet d’un état intérieur, d’une démultiplication fétichiste de notre esprit?? En quoi le monde et ses codes pervertissent-ils parfois “l’écran de fumée?”?? (…) Nous lâchons l’esthétisme ce qui nous amène à la pratique du vide par la méditation post-Frankenstein, le début des ennuis aussi, car, essayant de se réhabiliter, la discipline perdrait vite la confiance du gourou et sa taille de guêpe. Il ne faut jamais remuer le passé, nous devons garder la tête froide et observer le temps présent ainsi nous évitons de nous réjouir du mauvais esprit, qui n’habite plus la maison depuis longtemps.?»

Après Sunny girls, Moussempès plonge dans ses ombres et pénombres. Toujours dans un film, en noir et blanc. Et quelques tons de vert. Quand un excès de luminosité créait l’aveuglement et rendait flous les gros plans effectués par la poète, dans Colloque des télépathes, c’est l’effort de traverser le temps et les ténèbres qui crée l’éblouissement.


 BIBLIOGRAPHIE
Colloque des télépathes & album CD post-Gradiva de Sandra Moussempès, éditions de l’Attente, 2017, 100 p.
 
 
 
© Didier Pruvot
« Je suis ici pour brouiller les pistes et non pour m’expliquer. »
 
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