Poésie
Mahmoud Darwich, un poème face au fusil
La nouvelle parution de la collection Mondes arabes chez Actes Sud signe la persistance littéraire, affective et politique de l’un des plus grands poètes arabes contemporains : Mahmoud Darwich a beau nous avoir quittés il y a trois ans, la portée lucide de son poème demeure plus que jamais actuelle, géniale et tendre.
Par Ritta Baddoura
2011 - 07
Nous choisirons Sophocle nous emmène au cœur de l’intime pèlerinage qu’effectue Mahmoud Darwich de 1977 à 1992, entre Beyrouth, Tunis et Paris, itinéraire qui n’est jamais affectivement loin de la Palestine, de la Syrie, de la Jordanie, de l’Égypte et de l’Irak. L’itinéraire du poète nimbé d’exil et de combat porte à vif le chant du cygne du monde arabe. Cette petite anthologie, parue en mai dernier, se place sous le signe de Sophocle. Elle présente des poèmes extraits de cinq recueils de Darwich dont le premier date de la fin des années 70 : Noces (1977), Siège pour les éloges de la mer (1984), C’est une chanson, c’est une chanson (1986), Je vois ce que je veux (1990), et Onze astres sur l’épisode andalou (1992). Depuis la parution en 1995 de l’édition originale de Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?, la totalité des recueils de Mahmoud Darwich a été intégralement traduite en français par Élias Sanbar et publiée chez Actes Sud.
« Si cet automne est le dernier,/ demandons pardon/ pour le sac et le ressac de la mer,/ pour les souvenirs…/ pour ce que nous avons fait/ de nos frères avant l’âge de bronze./ Nous avions blessé tant de créatures/ avec des armes faites des os de nos frères,/ pour devenir leurs descendants près des sources./ (…) quand un filet de pourpre serpenta sur l’eau/ Nous ne savions pas que c’était notre sang/ qui consignait notre histoire/ dans les coquelicots de ce bel endroit. »
Nous choisirons Sophocle a la flamme du manifeste. Le ton de Darwich y est de la couleur et de la densité du drame arabe. Son regard aiguisé et conscient ne s’abrite pas dans la métaphore ou l’élégie. Sa langue est fougueuse et jeune certes, mais redoutable de vérité. Son sens, d’une troublante actualité, résonne depuis le passé et fait trembler le lecteur. Darwich dit à notre oreille et dans nos cœurs : « Tu diras : Non. (…) Non au théâtre du verbe. Non aux limites du rêve. Non à l’impossible. » Les peuples peuvent se retrouver un matin démunis de tout ce qui leur revient de droit, mais nul ne saurait confisquer sa parole au poète. Nul ne saurait lui retirer sa conscience. Alors Darwich questionne, revient sur la mémoire des pères, soupèse le bien-fondé des actes, les crimes commis, les oublis consolidés, tâte les blessures qui saignent. Il exhorte les Arabes au mouvement, au dégagement, à la droiture. Il est fort de la rose qui orne ses doigts au lieu du fusil. Le refus par le « Non » revient dans l’écriture, l’orne, l’explose et l’approfondit. La mort n’est jamais loin, confondue avec l’ombre propre et le manteau de la nuit. La peur n’est jamais loin non plus et travaille ses pièges comme une araignée tisse. Toute politesse, toute amitié, toute étreinte peut cacher la trahison et le champ de mines.
« Beyrouth/ à l’aube./ (…) L’aviation pénètre mes pensées et les bombarde…/ Elle tue dix-neuf fillettes.(…)/ Beyrouth/ À midi./ l’air se brise sur la tête des gens tant la fumée est pesante et que rien de nouveau du côté de l’arabisme (…)/ Nous ouvrons une boîte de sardines/ les avions la bombardent./ (…) L’Amérique est derrière la porte, l’Amérique./ Beyrouth/ La nuit./ Pareille à une aubergine/ (…) Les martyrs sortent de leurs arbres, prennent des nouvelles de leurs enfants, (…)/ Seuls. Dieu est en nous, seuls,/ Dieu, en nous, se révèle. »
Les bombes tuent le temps et rendent présents les souvenirs. Les bombes infiltrent d’une violente ambivalence le sommeil et l’amour, surtout à Beyrouth. Le poème même assiège le poète et lui intime de choisir : une aimée, une ville, un ancêtre, un guide, une arme, un départ, et surtout une mort. Celle-ci attend partout : dans les textes des grands poètes, dans les musées d’Europe, les parcs, les lits des amants, le café et le silence nocturne. Darwich s’identifie à l’agneau et au loup, tous deux se débattant, perpétuels agonisants, dans l’identité : plaie béante. Son humanité ne s’évanouit pas face aux guerres mais se fortifie et avance sur les pas de la sagesse foudroyée de tragédie, éclairée par Sophocle, appropriation du monde par le poème.
« Nous choisirons Sophocle avant Imru’ al-Qays/ quelle que soit la métamorphose/ des figues des pâtres/ (…) La religion des pâtres pourrait changer,/ mais il faudra qu’un poète quête un oiseau dans la cohue/ qui égratigne le visage du marbre/ (…) Il faudra une mémoire pour que nous oubliions et nous pardonnions quand adviendra la paix (…)/ Il faudra une mémoire pour qu’à la fin / nous choisissions Sophocle qui brisera le cercle. »
Seul face à la mort entrevue, entendue dans le sifflement des avions au ciel de Beyrouth, Darwich écrit d’un rythme dense, torrent d’images et délicat ; rythme qui mêle le sacré et l’obscène jusqu’à les confondre. Darwich trace un poème totem, chargé de symboles et de voix, une mélopée sentimentale qui arpente l’espace du poème ; marques de l’écriture des premières années que l’âge, les désillusions et la maturité rythmique n’ont pas encore lissée. Son poème trouve l’or dans la terre boueuse et le feu avant que le temps ne l’amène, des années plus tard, à sonder et traduire l’éther. Darwich n’est pas un poète du passé. Sa renommée n’est pas une légende ancienne : elle s’enracine dans une parole et une pensée qui nous parlent de maintenant. Il suffit de lire le poème.
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