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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Portrait de l’artiste en homme libre


Par Ramy ZEIN
2014 - 01
On se souvient de Sartre fulminant contre Flaubert à qui il reprochait son « incompréhension apeurée » face à la Commune et son silence coupable pendant la sanglante répression des insurgés. Courbet, lui, ne fit pas la sourde oreille à l’appel de l’Histoire ; il s’engagea corps et âme dans la Commune où son nom fut associé, entre autres, à la démolition de la fameuse colonne Vendôme qui rappelait trop à son goût les guerres napoléoniennes. Son projet initial était seulement de transférer la colonne aux Invalides ; ce sont les autorités de la Commune qui décrétèrent la destruction du monument. Gustave Courbet fut néanmoins jugé responsable de cette insulte à la mémoire nationale et le maréchal de Mac Mahon, nouvellement élu président de la République par la majorité royaliste, ordonna en mai 1873 que la colonne fût reconstruite aux frais du peintre. Courbet s’exila alors en Suisse et s’installa à la Tour-de-Peilz, d’où il négocia un échelonnement de sa dette colossale envers l’État français, mais il mourut le 31 décembre 1877 avant d’avoir honoré la première échéance.

La Claire fontaine revient sur ces événements et raconte les dernières années de Courbet en Suisse. Privilégiant l’approche littéraire au compte rendu biographique, David Bosc tente de saisir non pas tant la réalité historique du peintre que la vérité humaine de l’homme. Une vérité qu’il semble résumer en un mot : Liberté. En plus d’être un partisan de la liberté comme idéal politique, Gustave Courbet, selon le portrait qu’en dresse Bosc, est un être fondamentalement libre dans son art et sa vie. Libre en peinture d’abord : Courbet rejette les diktats du mystérieux, du merveilleux, de la sentimentalité. Il est de ceux « qui ne trouvent aucun sens à dire qu’une bête est emplie de noblesse, qu’un arbre est majestueux, la forêt pareille à une cathédrale ». D’où son inclination au réalisme que Bosc interprète comme « une riposte à la fable sociale » destinée à jeter bas « les décors derrière lesquels on accomplit la sale besogne ». Libre en peinture, Courbet l’est aussi quand il résiste à tout embrigadement dogmatique et qu’il se démarque de l’orientalisme en vogue, « ce paravent sable et bleu ciel derrière lequel ils cachent le monde affreux, les enfants sordides, les ouvriers sans pain, les filles dévorées, les effarants vieillards ». Lui, cherche la beauté dans les scènes les plus ordinaires, les détails communs de la vie, les paysages qui défient les codes du pittoresque. Sans lâcher ce fil conducteur de la liberté artistique, Bosc en vient à explorer la peinture de Courbet sous tous les angles, envisageant la manière de l’artiste, sa technique, ses rites de travail, les motifs qu’il affectionne et, surtout, son utilisation de la couleur : le roman est gorgé de couleurs, couleurs omniprésentes que l’écrivain traque et saisit dans les moindres nuances, faisant d’elles, au même titre que les paysages, la véritable ponctuation du livre. David Bosc intègre les tableaux de Courbet dans le corps du récit avec une habileté de prestidigitateur, loin de toute pesanteur didactique. Les toiles sont tantôt citées nommément (Un enterrement à Ornans, Les cribleuses de blé, Souvenir des cabanes, L’origine du monde, La fileuse endormie, Jo l’Irlandaise, etc.), tantôt présentées d’une façon implicite, à travers l’évocation de leur contenu, de leur genèse et de leur réception. Ce qui amène Bosc à mentionner certains peintres (Le Nain, Rembrandt, Corot, Millet), et à souligner la fonction de l’art dans l’imaginaire de Courbet pour qui la peinture permet de conjurer l’absurde. 

Homme libre, Courbet l’est aussi par sa foi qui dépasse l’horizon étroit des chapelles pour embrasser un « Grand Tout » panthéiste, ce dont témoignent ses excursions fréquentes dans la campagne vaudoise et les nombreuses scènes de baignade qui était, nous dit-on, « le plus grand plaisir de sa vie ». Libre également quand il méprise les biens et le confort, qu’il se glisse dans tous les milieux sociaux, frayant avec les plus humbles comme avec les édiles locaux et les notables helvètes. On le voit siffler des litres de vin blanc en joyeuse compagnie, chanter dans la chorale de Vevey, prendre pour maîtresse sa femme de chambre, répondre avec enthousiasme à toutes les invitations provenant de la Tour-de-Peilz et d’ailleurs. 

Le séjour de Courbet en Suisse est éclairé par plusieurs retours en arrière : David Bosc revisite des lieux qui ont marqué le parcours du peintre (Ornans, Palavas, Saintonge, etc.), il rappelle quelques épisodes de la Commune (la lettre fraternelle envoyée aux artistes allemands, l’affaire Chaudey-Rigault), il raconte sa sortie de prison et le début de sa collaboration avec Marcel Ordinaire, Chérubino Pata, Jean-Jean Cornu et Alexandre Rapin. Bosc évoque de même le contexte familial de Courbet à travers les disparitions de son fils, de sa sœur Zélie et de sa mère qui l’avait cru mort pendant la Commune. Si Courbet entretient des relations difficiles avec sa cadette Zoé, à qui il reproche son amour de l’argent, il voue une grande affection à sa troisième sœur Juliette et son père Régis qui, tous deux, le rejoignent en Suisse.

Dans une offre littéraire souvent formatée, il est toujours rafraîchissant de découvrir un texte inclassable. La Claire fontaine est un livre aussi libre que son héros. David Bosc fait entendre un timbre singulier, captivant, parfois étrange. Il transcende l’anecdote par des notations lumineuses, fait de l’esprit sans jamais tomber dans le cabotinage, n’hésite pas à multiplier les voix narratives, à introduire des documents authentiques dans son texte (dont des rapports de police assez désopilants). L’approche fragmentaire et intuitive, combinée aux hardiesses du style, confère à La Claire fontaine une poésie envoûtante. L’ouvrage est placé d’ailleurs sous l’égide de Rimbaud et Baudelaire qui apparaissent à plusieurs reprises dans le texte, comme pour suggérer des connexions intimes entre leurs écrits et les toiles de Courbet.


 
 
Le Désespéré de Gustave Courbet, autoportrait 1
 
BIBLIOGRAPHIE
La claire fontaine de David Bosc, Verdier, 2013, 128 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166