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Roman
Du Chouf au gniouf


Par Jabbour DOUAIHY
2011 - 07
Hanna Yaacoub, grec-catholique de son état, et vendeur d’œufs durs dans la bonne ville de Beyrouth à peine sortie des affrontements confessionnels de 1860 qui avaient ensanglanté la montagne libanaise, porte ses paniers et se dirige vers le port à la recherche de clients. Le sort veut (et le sort était apparemment plus actif en ces temps troubles) qu’au moment même les autorités ottomanes embarquaient vers les Balkans des dizaines de paysans druzes accusés d’avoir participé aux tueries. Parmi ces bannis, cinq hommes de la famille Ezzedine qui avaient par ailleurs perdu trois autres de leurs propres frères dans les combats… Le père réussit, avec de généreux cadeaux à l’appui, à convaincre le pacha de Beyrouth de lui en laisser un seul. Mais le consul français dont le pays avait réclamé cette punition massive pour apaiser les chrétiens passera compter les candidats à l’exil, ligotés et agenouillés sur le quai. L’officier en charge pousse par la ruse et quelque argent Hanna Yaacoub, jeune père d’une fille de quelques mois, à prendre la place et le… nom de Suleiman Ghaffar Ezzedine. Et vogue la galère…

Rabih Jaber, le romancier libanais talentueux et abondant (un roman par an en moyenne depuis 1992) échafaude ainsi une intrigue prometteuse sur le plan humain et social et qu’il va développer sur un fond historique et géographique bien documenté, comme il aime toujours le faire dans ses livres (Amérique, 2009, Youssef l’Anglais, 1999, Berytus, ville du monde, 2003 ou même Le Rapport Mehlis, 2005), à preuve la liste des références bibliographiques annexée en bonne et due forme au roman. En petits chapitres au souffle feuilletonesque et aux titres indicatifs, dans un style nerveux, bondissant, coloré, avec des effets de chute émouvants, nous accompagnons avec empathie le calvaire de ces « plaidants coupables » du massacre des chrétiens au Chouf. Aux confins européens de l’Empire ottoman, sur les routes de la Bosnie et autres Monténégro ou dans la citadelle de Belgrade, ces Abdul Malak, Abou Ghannam, Abdul Samad et autres végéteront des mois durant dans le noir total d’un souterrain, travaillent durement dans les champs qui leur rappellent les vergers de leur Chouf natal, contemplent le Danube qui peut les ramener à leur mer, bâtissent des murs de rempart, restaurent même un pont sur la Drijna (!), se battent malgré eux contre des ennemis surgis de nulle part, et tomberont un à un victimes de gangrène, d’engloutissement, de coups de feu, de coups de froid ou tout simplement de suicide par fracassement volontaire de la tête contre le mur de la prison… Le narrateur laisse transparaître une évidente admiration pour ces hommes solides, taciturnes et qui vivent et meurent en silence. Tout sauf la plainte qui est peut-être le lot du seul chrétien, citadin si peu rompu aux travaux guerriers ou pénibles. Même si l’un des druzes considère le « troc » du départ comme une malédiction (symbolique aussi) qui va peser sur le sort du groupe druze, Jaber ne se laisse pas aller à un clivage de ce genre, préférant jouer très bien la partition de la solidarité dans le malheur au-delà de l’appartenance communautaire qui était pourtant à la base de cet exil.

Quelques retours à Beyrouth rassureront sur la fidélité de la jeune femme de Hanna malgré les avances d’un notable Bustros et les doutes entourant la survie de son mari qui finira pourtant par réapparaître comme dans un rêve après avoir accompagné l’équipée haute en couleur des pèlerins musulmans des Balkans en route pour La Mecque, et à qui il faussera chemin à Damas.

Les Druzes de Belgrade ouvre une page entièrement inédite de l’histoire du Liban au XIXe siècle et Rabih Jaber en fait un beau roman d’hommes forts et tenaces, de malheur acharné et d’amitié à toute épreuve.

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Druzes de Belgrade de Rabih Jaber, al-Markaz al-Thakafi al-Arabi, Dar el-Adab, Beyrouth, 2011, 240 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166