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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Genèse d’un loup-garou


Par Antoine Courban
2018 - 11
Il est impossible de lâcher cet ouvrage dès la première page. Il se lit avec passion, comme un roman. À certains moments, on croirait se trouver face à une œuvre de fiction qui cherche, avec un style d’une exquise légèreté, à nous montrer combien la banalité du mal est de l’ordre du quotidien. Ce quotidien est celui d’un gamin insignifiant de Samarra en Irak, Ibrahim al-Badri mieux connu comme Abou-Bakr al-Baghdadi. Sofia Amara nous donne à découvrir, avec un grand professionnalisme, un individu banal, que rien dans sa biographie ne prédestinait à devenir ce paradigme de la terreur qu’est le calife autoproclamé de l’État Islamique, coupable des pires horreurs : génocides, actes de terreur, sévices sexuels, etc.

Comment émerge le loup-garou tapi au fond de l’homme ordinaire ? La réponse est consignée dans les 288 pages du livre de Sofia Amara qui dresse un portrait dépassant en noirceur ceux des héros des grands auteurs du genre. Son récit est reconstitué suite à de multiples enquêtes minutieuses sur le terrain. Nous découvrons ainsi Omar, un ancien camarade d’école qui le décrit comme bon vivant, gentil, affable, ayant un talent inné de leader. Ibrahim est un grand champion de football surnommé le « Maradona de Tobji », banlieue populaire de Bagdad. Né dans une famille sunnite pauvre, le petit Ibrahim ne pourra pas devenir avocat comme il l’aurait souhaité. La médiocrité de son bilan scolaire ne lui ouvrit pas les portes de l’université. Il ne pourra pas non plus faire carrière dans l’armée à cause de sa myopie. Il se tourna alors vers les études religieuses. Sa mère, une femme pieuse, a eu beaucoup d’influence dans son éducation spirituelle. Le « calife » gardait précieusement son portrait sur lui. Le lien d’idolâtrie à la mère ainsi que les relations avec les femmes sont une des clés de la compréhension du futur « monstre ». On est frappé par l’asymétrie entre le lien quasi-idolâtre à la mère et les relations envers les femmes, comme les sévices qu’il fait subir aux esclaves sexuelles, notamment « yezidies ». 

Ce terrain psychologique aurait facilité l’influence de facteurs sociopolitiques spécifiques dans la métamorphose d’Ibrahim qui, à la surprise de ses amis, se replie progressivement sur lui-même en se radicalisant. Trois paramètres sont finement disséqués par Sofia Amara dans ce processus : le soutien d’Ibrahim à Saddam Hussein ; sa détention dans la prison d’Abu-Ghraib par les américains après le démantèlement de l’Irak de Saddam ; mais également l’influence directe du régime syrien de Bachar el-Assad et de sa stratégie à l’égard des islamistes, les réprimant et les favorisant à la fois. Si le camp de Bucca en Irak est vu comme une véritable académie de la radicalisation sous l’œil des geôliers américains, l’effroyable prison de Sednaya en Syrie est présentée comme le haut-lieu du gotha du terrorisme jihadiste. Sofia Amara n’hésite pas à affirmer que cette antichambre de l’enfer est largement contrôlée par les salafistes les plus radicaux qui y sont détenus par le régime syrien. Le témoignage d’anciens détenus est ici précieux.

Baghdadi. Calife de la terreur est un ouvrage fascinant et incontournable pour qui veut comprendre le terrorisme jihadiste, à la fois dans sa banalité de courant nihiliste mais aussi comme instrument stratégique effroyable entre les mains de plus d’un pouvoir politique.


BIBLIOGRAPHIE
Baghdadi. Calife de la terreur de Sofia Amara, Stock, 2018, 288 p.

Sofia Amara au Salon :
Rencontre autour de Baghdadi. Calife de la terreur animée par Antoine Courban, le 11 novembre à 16h (salle 2- Aimé Césaire)/ Signature à 17h (Antoine).
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166