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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Festival
Au plus près d’un monde en marche


Par Georgia Makhlouf
2014 - 04
Commençons par la fin. Par la séance de clôture au cours de laquelle Michel Le Bris a pris la parole pour dire combien ce festival était nécessaire, et combien ce « décentrement du regard » qu’il appelle de ses vœux, qu’il construit patiemment depuis les premières éditions d’Étonnants Voyageurs, était plus que jamais indispensable. « Longtemps le regard fut exclusivement occidental, dira t-il. Les mutations actuelles exigent un changement de nos coordonnées mentales. Le monde qui vient est résolument multipolaire, et dans ce monde nouveau, la diversité des points de vue est non seulement nécessaire, elle est une chance dont il faut s’emparer. La terre pour la première fois de son histoire est en train de devenir ronde. » « Un monde disparaît devant nous, emportant avec lui nos repères les plus assurés, un autre surgit dans les convulsions et le chaos, inquiétant, certes, mais fascinant aussi, poursuit-il. Notre identité française est en crise et il nous faut la repenser, et pour cela croiser les sources, élargir la perspective, avoir de nous-même une idée plus vaste, afin de mieux vivre avec les autres. » Et la conviction qui a été à l’origine même de l’aventure d’Étonnants Voyageurs est que ce sont les écrivains, les musiciens, les artistes, qui sont les mieux placés pour donner à voir et à penser l’inconnu du monde.

Pour interroger les figures multiples de ce monde en devenir, de nombreuses éditions d’Étonnants Voyageurs se sont montées hors de France : dans le Montana (USA), à Dublin, Sarajevo, Haïfa, Bamako, Port-au-Prince ou Brazzaville, qui en retour ont nourri l’édition principale de Saint-Malo, pour en faire le grand rendez-vous des littératures du monde. Une édition d’Étonnants Voyageurs dans un Maroc en pleine effervescence culturelle s’est donc imposée comme une évidence, parce que c’est dans cette Méditerranée qui fut à la naissance de tant de civilisations que se joue le dialogue, parfois heurté, entre Orient et Occident. Et parce qu’il se pourrait bien, qu’entre les drames à répétition de Lampedusa et le séisme des « printemps arabes », une Méditerranée nouvelle soit en train de naître, diverse, colorée, foisonnante et pourtant une. 

Quatre jours durant, du 6 au 9 mars, Rabat s’est donc mis en mode festif et dans la ville, plusieurs lieux ont accueilli des projections de films, des ateliers slam ou conte, des concerts de musique, des pièces de théâtre, des lectures poétiques. Sans oublier bien sûr les rencontres entre les collégiens, lycéens ou étudiants et les écrivains qui avouaient, au sortir de celles-ci, que ces moments d’échange intense étaient pour eux les plus beaux, ceux qui leur donnaient le sentiment d’être vraiment à leur place et d’entendre la note juste. Sans oublier non plus les tables rondes qui avaient pour thèmes les liens entre les diverses formes de l’oralité et la littérature, la dimension culturelle des révoltes arabes, le courage des femmes, ou la présence arabo-orientale qui traverse l’histoire de France. 

On a ainsi pu entendre Wassyla Tamzali commenter les Histoires minuscules des révolutions arabes et citer à ce propos le grand poète irlandais W. B. Yeats : « Une beauté terrible est née » ; Kébir Ammi rendre hommage aux écrivains marocains disparus (Mohammad Choukri, Driss Chraïbi, Abd el-Kébir Khatibi ou Edmond el-Maleh) dans une émouvante séance de lecture à laquelle participaient Hubert Haddad, Maïssa Bey, Colette Fellous ou Julien Delmaire ; et Abdelwahab Meddeb mener un débat autour de l’islam des Lumières. Grand moment de ferveur sur le thème de « La magie des mots » grâce à l’invité d’honneur J.M.G Le Clézio, qui a dialogué avec Patrick Chamoiseau devant une salle comble et recueillie. Citant le Cahier d’un retour au pays natal de l’immense Césaire, Chamoiseau souligne à quel point ce texte « incompréhensible » est néanmoins porteur d’une « énergie mystérieuse » et c’est pourquoi il devient un texte majeur dans les luttes anti-coloniales et contribue au soulèvement des peuples noirs. Belle illustration de la puissance du verbe qui « ordonne au réel », dira t-il. Le Clézio évoque lui aussi le pouvoir des mots, jamais coercitif, parfois véritablement mystérieux, voire magique ; il raconte la place dans sa vie de quelques livres-phares, dont Le prophète de Gibran, un livre qui a beaucoup compté et qui a encouragé sa propension au rêve et à la méditation. Les deux écrivains souligneront leur rattachement à la langue créole et à l’histoire de la traite des Noirs et insisteront sur les racines orales du geste de raconter et donc de la littérature. 

Mais un festival, c’est aussi des moments de grâce dans une salle dont on a repoussé les murs pour voir de formidables comédiennes qui ont adapté et joué Les monologues du vagin dans un pays où les femmes sont sous surveillance permanente ; l’enthousiasme d’un public qui vibre sur les mélodies de la star de la soul marocaine, la chanteuse Oum ; le spectacle de clôture par l’École Nationale du Cirque sous un immense chapiteau. Ou peut-être les rires et les voix qui prolongent les nuits étoilées au-dessus de la ville blanche.

Dans les jours qui ont suivi le festival de Rabat était lancé le premier Littérature-monde, créé par l’association Étonnants Voyageurs et l’Agence française de développement. Le prix distinguera un auteur de langue française et un auteur étranger et sera remis à Saint-Malo lors du festival Étonnants Voyageurs qui se tiendra en juin. Cette récompense fait écho au manifeste « Pour une Littérature-monde en français » publié en 2007, qui proclame la « fin de la francophonie » et donne naissance à la notion de littérature-monde « parce que, à l’évidence, multiples, diverses sont aujourd’hui les littératures de langue française de par le monde formant un vaste ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents ». Le jury du prix est composé des auteurs Paule Constant, Ananda Devi, Nancy Huston, Dany Laferrière, Michel Le Bris, Atiq Rahimi, Jean Rouaud et Boualem Sansal, tous signataires du manifeste. « C’est une récompense que nous lançons avec une grande ambition, le plus beau jury possible et la détermination d’en faire un prix de référence de Printemps », s’enthousiasme Michel Le Bris. L’aventure d’une littérature en prise sur la diversité du monde et parée de ses multiples couleurs se poursuit.

 
Extraits des interventions de Le Clézio à la table ronde sur « La magie des mots ».
 
« À la fin de la guerre, j’avais cinq ans. Il n’y avait pas, alors, de livres pour enfants. Mes premiers contacts avec les mots, c’est dans les dictionnaires que je les ai eus. Circuler au hasard des pages d’un dictionnaire, c’était pour moi comme parcourir le monde. Cela se passait à Nice qui dans ces années-là, était une ville marquée par la guerre et la mort. Les dictionnaires étaient autant de portes ouvertes qui permettaient d’aller ailleurs. Je me souviens en particulier d’un dictionnaire de la conversation dont les articles étaient écrits par de grands écrivains et qui nous aidaient à comprendre le monde. Je crois vraiment au pouvoir des mots. (…)

Parmi les livres qui ont vraiment compté pour moi, il y a ceux de Franz Fanon, l’écrivain du combat. C’est lui qui m’a fait découvrir Césaire. Il y a aussi Le prophète de Gibran qui a agi sur moi comme une incitation au rêve et à la méditation, et qui a vraiment été un livre phare. La littérature est capable de prévoir, d’annoncer des temps à venir même si, modestement, celui qui écrit ne sait pas ce qui va advenir avec ou à partir de son texte. » 
 
 
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166