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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le notable et le martyr
Dans Hay el-Amerkane, (Le quartier américain), son sixième roman paru tout dernièrement chez Dar al-Saqi, Jabbour Douaihy affronte un terreau romanesque qui lui est cher et qu’il a souvent frôlé sans s’y coltiner vraiment, celui de la ville de Tripoli et des immenses possibilités qu’elle offre à l’imagination de l’écrivain et du conteur. La nouveauté est aussi que Douaihy aborde, grâce à Tripoli, une période de l’histoire plus récente que celle de ces précédents ouvrages, puisque Hay el-Amerkane traite de l’état de la ville de Tripoli au milieu de la première décennie du XXIe siècle. 

Par Charif Majdalani
2014 - 01
Hay el-Amerkane, raconte simultanément l’histoire de deux personnages, issus de deux milieux radicalement opposés. Le premier, Abdel Karim el Azzam, est le descendant et le dernier rejeton d’une famille de notables et de chefs politiques. Hyper protégé par sa famille, portant sans le vouloir le poids de son ascendance, ce garçon dépérit littéralement dans sa ville et dans son milieu. Scolarisé chez les religieux chrétiens bien qu’il soit d’une grande famille sunnite, épris de tout l’aspect décadent et romantique de la culture française, ce qui n’arrange pas son état, marié de force à une bourgeoise de la ville dont la famille lorgne l’alliance à la notabilité qu’il représente, Abdel Karim el Azzam ne trouve son salut que dans sa transplantation à Paris et dans l’idylle qu’il vivra auprès d’une danseuse de ballet yougoslave. Si l’on voulait s’amuser à y trouver des clés, cette part du personnel du roman renverrait assurément à l’une des familles de notables les plus importantes de l’histoire de Tripoli. Douaihy en reprend certains traits, retrace certaines anecdotes de leur passé, mais il les pétrit si parfaitement dans le romanesque en brouillant les dates et en emmêlant les générations que les Azzam deviennent tout simplement l’emblème de la notabilité ancienne telle qu’elle se décompose lentement dans le nouveau paysage politique libanais.
L’autre personnage du roman, qui est peut-être le plus important, c’est Ismaïl Mohsen, le fils aîné d’une famille de très pauvres gens vivants dans le quartier dit « Hay el-Amerkane », c’est-à-dire dans les quartiers les plus misérables de Tripoli, au-dessus du fleuve Abou Ali et de la mosquée Attarin. La mère de Mohsen est femme de ménage chez Abdel Karim el Azzam, alors que son père est une sorte de clochard qui, au temps du mouvement Tawhid, s’était engagé auprès des islamistes et avait assisté au massacre de leurs partisans, mais sans mourir lui-même, ce qui sera son drame. Dans cette situation, et malgré quelques années de bonheur auprès de sa grand-mère, Ismaïl est lentement entraîné par sa vie dans la rue. Il se lie à des groupes de petits loubards, il écoute des prédicateurs revenus du Pakistan, devient ouvrier boulanger et se laisse lentement embrigader par les salafistes. Nous sommes dans la période qui suit les attentats du 11 septembre. Ismaïl est expédié en Irak au début de l’occupation américaine et de l’arrivée d’Al Qaïda, à laquelle il est affilié presque sans le vouloir. Au terme d’un itinéraire cauchemardesque que Douaihy réussit à rendre captivant et qui le mène de Tripoli à Bagdad, il est chargé de mener une opération suicide et ne s’en sortira que grâce au désir de vie qu’anime en lui le souvenir de sa mère, l’extraordinaire Intissar, la femme de ménage des Azzam.

Par-delà ces deux personnages, Hay el-Amerkane est évidemment le portrait d’une ville que Jabbour Douaihy porte en lui. C’est même plus précisément le portrait des quartiers populaires de Tripoli, que le romancier fait vivre sous nos yeux dans toute leur misère et leur vie truculente, trépidante. Il y croque comme en passant, comme on les verrait en se promenant, des figures et des postures, marchands, clochards, illuminés, voisins bavards, gamins des rues, tout un monde vivant dans une promiscuité difficile, génératrice de mouvements de solidarité et de compassion autant que d’incompréhension, d’endoctrinement des esprits et de regards suspicieux portés sur les innombrables étrangers que les bouleversements que connaît la région ont drainés jusque-là et qui mêlent leur pauvreté à celle déjà installée ici comme à demeure. 

Mais ce qui est encore plus intéressant dans le roman de Douaihy c’est la similitude du destin des deux hommes, par-delà la radicale opposition entre les deux univers dans lesquels ils évoluent. Parce qu’en définitive, Abdel Karim et Ismaïl, que rien ne lie sinon le fait que la mère du second œuvre dans la maison du premier, vivent tous les deux l’expérience de l’inadaptation dans leurs univers respectifs. Ils partent ensuite tous les deux, un peu à leur corps défendant, pour l’étranger, chacun selon sa condition et son histoire personnelle, pour y chercher quelque chose de vague et pour finalement trouver chacun à sa manière le rayon de lumière fugace ou l’illumination qui pourrait donner sens à la vie ou l’envie de continuer de vivre. Mais pour en arriver là, ils renoncent tous les deux à ce à quoi ils étaient destinés à l’origine, et incarnent ainsi, ou annoncent, l’échec des deux seules alternatives offertes aujourd'hui à la jeunesse tripolitaine, mais aussi libanaise en général : l’allégeance aux vieilles notabilités rancies ou alors la voie de l’extrémisme. La déconfiture de Abdel Karim el Azzam n’est en effet que le symbole de la décadence incontestable de la vielle caste politique qui a longtemps gouverné la grande cité du nord, caste renfermée désormais sur elle-même et sur ses gloires passées, étouffantes autant que ses maisons d’un autre âge. Quant au renoncement à la violence de Ismaïl Mohsen, après une série de scènes hallucinantes dignes de ce qui a été écrit de mieux sur l’errance des embrigadés de la mort en Irak ou ailleurs, il incarne pour sa part l’inconfort évident dans lequel se retrouve une jeunesse musulmane pauvre et déboussolée, sans plus aucun repère culturel ou idéologique, livrée aux salafistes mais finalement incapable pour une grande part d’elle-même à aller jusqu’au sacrifice pour des causes absurdes et floues. 

De cette double déconfiture, voulue et assumée par les deux protagonistes qui s’élèvent contre ce à quoi on les a destinés, on ne peut que se réjouir, d’autant que le roman de Douaihy s’achève sur une note lumineuse avec les belles et improbables retrouvailles entre le fils de notable revenu de tout et le martyr revenu vivant de son martyr. Pourtant, l’échec des deux hommes, s’il est heureux parce qu’il dit la fin de deux visions calamiteuses du monde et de la manière de le gouverner, ne fait en définitive que reposer la lancinante question de l’absence totale d’alternatives politiques offertes aujourd’hui aux hommes dans nos régions. Dans la complicité ente Abdel Karim et Ismaïl, il y a l’indubitable joie du rejet des lourdeurs du passé et des illusions du présent. Mais l’avenir, lui, reste suspendu et problématique, illuminé néanmoins par les bonheurs individuels, dont le plus beau est la joie inoubliable de Intissar à la nouvelle que son fils n’est pas mort en martyr et a préféré faire triompher la logique de la vie sur celle de la mort.


 
 
© Samih Zaatar
Dans la complicité ente Abdel Karim et Ismaïl, il y a l’indubitable joie du rejet des lourdeurs du passé et des illusions du présent.
 
BIBLIOGRAPHIE
Le quartier américain (Hay el-Amerkane) de Jabbour Douaihy, Dar al-Saqi, 2013, 160 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166