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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Richard MILLET
2014 - 03
J’ai longtemps négligé l’œuvre de Jaccottet. Non que je l’aie tenue pour négligeable?; mais en regard de celles de ses contemporains, Bonnefoy, Dupin, Du Bouchet, elle ne me paraissait pas dire assez notre détresse et le désert spirituel où nous laissent les horreurs du XXe siècle et les catastrophes à venir du XXIe. Sa poésie n’était-elle pas trop simple, dépourvue d’éclat, tout entière vouée à l’évocation d’une Nature d’où l’homme s’absenterait pour être pur regard?? En outre, nulle trace du corps ni de déchirure amoureuse ou sexuelle. Contempler ne me semblait pas suffisant?; je cherchais donc des paroles plus hautes (Bonnefoy), plus arides (comme celles de Dupin et Du Bouchet), ou vouées à l’ironique la célébration des choses ordinaires, comme chez Ponge ou Follain.

Chose étrange?: ayant, depuis quelque temps, renoué avec la poésie et relu ce que j’avais aimé, c’est Jaccottet qui me paraît aujourd’hui le plus profond dans son refus de toute posture d’excès, à égale distance de l’effusion lyrique et du nihilisme, un peu comme on revient des sonates de Scriabine ou de Boulez pour s’apercevoir que celles de Haydn et de Mozart nous introduisent à une simplicité que nous n’étions pas encore capables d’apprécier.

Plus encore?: chez ce poète suisse, né en 1925 à Moudon dans le canton de Vaud et qui s’est établi à Grignan, un village de la Drôme, dès 1953, il y a une discrétion d’autant plus exemplaire, à l’heure de la communication mondialisée, qu’elle est dépourvue d’ostentation, obéissant aux mouvements de l’esprit et de la création au cours d’une existence tout entière vouée à la littérature, puisque Jaccottet est non seulement poète mais aussi critique littéraire et traducteur (son métier)?: on lui doit une version remarquable de L’odyssée, et des traductions de Hölderlin, Rilke, Musil, Thomas Mann, Ungaretti...

Le volume de la Pléiade ne reprend que l’œuvre de poésie, c’est-à-dire les recueils et les carnets, et quelques textes inclassables, laissant de côté les articles, les monographies, les récits de voyage. Il permet une vue d’ensemble sur une production qui va des poèmes en vers mesurés de L’effraie (1953) à Ce peu de bruits (2008), qui mêle vers et prose, Jaccottet ne séparant plus, depuis Cahier de verdure (1990), les deux manières de dire le monde. On sentait bien, dès les notes d’Observations et dans les carnets régulièrement réunis sous le titre de La semaison, que la prose est le lieu d’une interrogation permanente sur les conditions de l’existence poétique. Car écrire n’est plus une activité sacrée: «?Parler est facile, et tracer des mots sur la page, / en règle générale est risquer peu de chose?: / un ouvrage de dentellière, calfeutré, / paisible…?», écrit-il dans un poème de Chants d’en bas (1974) dont le titre dit la volonté de ne pas hausser le ton, réalisant ce qui pourrait être un programme, évoqué dès les années 1950?: «?Un poème sans image et sans adjectifs, ou presque. Quelques mots brillant sur une trame grise, en mouvement vers le haut, une fumée de fraîcheur, l’haleine, le rêve d’une endormie?; des fantômes de la lumière.?»

Toute l’œuvre de Jaccottet ressortit à cet art poétique qui est aussi une «?leçon?» de distance plus qu’une sagesse, et une affirmation du vivant plus qu’un repli?: la poésie s’accomplit dans cette distance qui n’empêche ni l’inquiétude ni le consentement (comme dans les quasi haïkus de Airs), encore moins la découverte du monde, comme en témoignent les voyages qui ont conduit Jaccottet en Europe et au Proche-Orient, notamment au Liban. Une distance qui est une quête de proximité et une forme d’ignorance nécessaire à une plus grande ouverture, le bas de la voix permettant de trouver la lumière du mot juste («?Chercher la justesse, c’est se tourner vers le soleil.?»), ce qui pourrait définir une morale de l’émerveillement dont la «?promenade?» est aussi l’accomplissement?: «?Il est des lieux où marcher nous rend meilleur, même si ce n’est pas pour longtemps.?», est-il dit dans une note de La semaison.

Une autre preuve de la force de cette poésie?: ses titres?; là où ses contemporains restent connus par un titre unique (Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Dans la chaleur vacante, Gravir, Terraqué), Jaccottet en a inscrit plusieurs dans la mémoire collective: L’ignorant, La promenade sous les arbres, Paysages avec figures absentes, Éléments d’un songe, À travers un verger, À la lumière d’hiver, Pensées sous les nuages, Après beaucoup d’années… Ils nous habitent comme des talismans, dans la promesse d’une parole qui se retire en elle-même pour mieux accueillir la secrète évidence de la merveille.


 
 
© Florence Poncet, 1987
« Il est des lieux où marcher nous rend meilleur, même si ce n’est pas pour longtemps. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres de Philippe Jaccottet, Pléiade/Gallimard, 2014, 1728 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166