FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Relectures
Casanova ou le génie francophone


Par Richard MILLET
2013 - 10
Le 4 juin 1798, âgé de 67 ans, mourait au château de Dux (aujourd’hui Duchcov, en République tchèque) un bibliothécaire connu sous le nom de Jacques Casanova de Seingalt. Auteur de nombreux écrits italiens, notamment d’un roman utopique, l’Isocaméron, il venait d’écrire, en français, pour ne pas « devenir fou » dans le brumeux exil bohémien, parmi des gens hostiles, à raison de dix ou douze heures de travail quotidien, une Histoire de ma vie qui le fera d’abord passer à la postérité comme le plus singulier des aventuriers d’un siècle qui en compte beaucoup, de l’abbé Prévost à Cagliostro, de Da Ponte à Beaumarchais et à ces aventuriers de l’esprit que sont Rousseau et Sade.
 
Le bibliothécaire vieillissant et mélancolique n’était autre que Giacomo Casanova, qui passe pour une incarnation de Don Juan. Séducteur, libertin, aventurier, il l’était, bien sûr ; mais il était bien autre chose, et il reste surtout cela : un écrivain qui se lance, en 1790, dans la rédaction de ses Mémoires pour reparaître sur le prodigieux théâtre que fut sa vie, et en jouir une dernière fois, ayant placé cette vie sous le signe du bonheur : « J’aimais, j’étais aimé, je me portais bien, j’avais beaucoup d’argent, j’étais heureux, et je me le disais, riant des sots moralistes qui disent qu’il n’y a pas de véritable bonheur sur la terre », écrit-il dans la préface de ces Mémoires où il cherche à retrouver l’enchantement qui fut la loi de son existence et qui deviendra celle de l’écriture. C’est pourquoi son rapport à la vérité sera non pas celui des Confessions de Rousseau : peu importe le nombre de femmes séduites, ou leurs qualités réelles ; Casanova parle avant tout de lui, de l’amour et du désir (l’un n’allant guère sans l’autre, selon lui) ; il nous parle aussi de son époque qu’il connaît merveilleusement, par les femmes, qui en sont une des clés, comme par les personnalités rencontrées dans toute l’Europe. 

 Il était né en 1825, dans une famille de comédiens, à Venise, capitale des plaisirs et de la prostitution, mais aussi des arts. Bientôt orphelin de père, délaissé par sa mère, il devient abbé, échoue dans ses prêches, s’éloigne de Venise, y revient pour devenir avocat-stagiaire, contracte sa première maladie vénérienne, apprend le français, se prend de passion pour le jeu et commence une vie d’aventures qui le mènera non seulement de femme en femme, mais aussi de Rome à Constantinople, de Londres à Saint-Pétersbourg, de Naples à Madrid, d’Amsterdam à Berlin, de Barcelone à Paris, le plus souvent expulsé pour des affaires de mœurs, duels, escroqueries, échappant à des tentatives d’assassinat, quand il n’est pas emprisonné, comme en 1755, à la suite d’une cabale, à la prison des Plombs de Venise, d’où il s’évadera dans des conditions qui l’ont rendu célèbre. Emprisonnement qui ne l’empêchera pas, des années plus tard, de devenir l’indicateur occasionnel de ses anciens juges…

Cette existence a longtemps caché le vrai Casanova. Le séducteur effréné est en vérité un homme plus attentif à la jouissance des femmes qu’à la sienne, soucieux de l’avenir de ses maîtresses, qu’il cherche souvent à placer ou à marier. Il lui arrive aussi d’être amoureux, de tomber dans la dépression quand l’objet de son amour le quitte, comme avec Henriette, cette belle Provençale en pleine fugue dont il devient l’amant avant qu’elle ne le quitte, à Genève. Ce libertin est un homme cultivé, curieux de tout, traducteur, audacieux polygraphe, s’intéressant même aux mathématiques, et surtout l’auteur d’un des trois grands textes autobiographiques du XVIIIe siècle français, avec les Mémoires de Saint-Simon et les Confessions de Rousseau.

Histoire de ma vie retrace cette géographie géo-érotique avec un bonheur constant. Casanova l’a écrite en français, alors langue de l’Europe cultivée, mais aussi langue de l’exil et de l’amour. Son français est truffé d’italianismes et de solécismes qui heurteront au premier abord. Qu’importe : Casanova se taille dans la langue française un habit bien à lui, qui lui donne sa « physionomie » qui n’est pas celle d’un « immigré », comme le dit la préfacière, mais plutôt d’un prince visitant les chambres secrètes de la langue. On le lit comme on écoute un étranger parler français avec un accent et des tournures singuliers et qui enchantent. C’est pour corriger ces fautes et expurger les scènes érotiques que la première édition française, publiée en 1828, avait été réécrite par un certain Laforgue : un faux, donc, qui a duré jusqu’en 1960, année à partir de laquelle on a publié une édition plus fidèle au texte original. En 2010, la Bibliothèque nationale de France acquiert le manuscrit des Mémoires, à partir duquel est établi le premier tome de l’édition de la Pléiade.
La tombe de Casanova, à Dux, n’existe plus. Son vrai tombeau est là : ce sont ces Mémoires ; les lire, c’est s’y recueillir ; les goûter, c’est être libre et heureux, selon le principe qui a habité Casanova toute sa vie.


 
 
Casanova a écrit sa vie en français, alors langue de l’Europe cultivée, mais aussi langue de l’exil et de l’amour.
 
BIBLIOGRAPHIE
Histoire de ma vie de Giovanni Giacomo Casanova, Robert Laffont, 2013, 1500 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166