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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La Chute d’Albert Camus


Par Gérard BEJJANI
2016 - 09
Encore un dimanche de tiré sur rien. Sans famille. Sans compagnon. 

La peur me prend soudain. De finir un jour comme Jean-Baptiste Clamence, aigri et haineux, dans la solitude la plus abominable.

Pourquoi en est-il arrivé là ? À parler dans le vide à qui daigne l’entendre. Ou à qui ose s’asseoir près de lui, dans un café paumé d’Amsterdam, le Mexico-City. Le lecteur peut-être ? Peu importe. Il faut dire, attirer l’attention, interpeller.

La voix de Clamence est avant tout confession. Elle ouvre le récit in medias res, puis elle avance, envahissante, protubérante comme une ombre. Cinq journées durant elle piaille, elle raconte ce qu’elle fut : la splendeur perdue de sa brillante carrière, le camp d’internement, le rire du pont des arts. Elle descend plus profondément dans l’inconscient à la recherche de la scène traumatisante : la chute de la jeune femme dans la Seine, et surtout, la lâcheté de celui qui pense « trop tard, trop loin » et qui s’éloigne sans prévenir personne. Depuis ce moment, Clamence porte la faute en lui et se claquemure dans sa « cellule des crachats », son « malconfort ». Il est temps de sortir, d’avouer. Ici et maintenant. Le magistrat déchu se libère de sa réclusion par un dialogue forcé, même pas, un soliloque qui n’a d’autre but que de se révéler à lui-même, de « continuer, seulement continuer, voilà ce qui est surhumain ». Car se taire équivaudrait, comme pour Shéhérazade, à mourir.

La thérapie va plus loin, elle devient provocation. Clamence se met en scène à la manière de son prédécesseur dont il porte le prénom, Jean-Baptiste Poquelin, le dramaturge du masque. Il fait son apparition théâtrale sous le ton faussement courtois du séducteur : « Puis-je, monsieur, vous proposer mes services ? » On croirait entendre Méphistophélès venu anesthésier sa proie. Avocat de formation, il a l’habitude de manier le verbe pour persuader, il oriente son discours en parfait rhéteur : « Dès que j’ouvre la bouche, les phrases coulent. » Tel un venin qui étourdit l’auditeur pris au piège de cette amitié importune et ambiguë.

La parole s’émancipe davantage, elle se fait convocation de l’autre, de quiconque, au banc des accusés. Clamence sait que tôt ou tard ses clients se mettent à table. S’il se livre aux confidences, c’est pour obtenir les leurs : « Avouez que vous vous sentez moins content de vous-même que vous ne l’étiez », dit-il au terme de sa logorrhée. Bien sûr, il nous a entraînés dans l’abîme où lui-même est tombé, il a étendu « la condamnation à tous, sans discrimination ». Le langage n’est plus transmission mais transfert du délit, il n’est plus vecteur de communication mais acte d’accusation. Au lieu de rapprocher les êtres, il les enferme dans la brume d’un monde d’où les colombes, les messagères du salut, ont fui. Au lieu de prêcher la Bonne Nouvelle, comme Jean le Baptiste, le juge-pénitent entre au service de la destruction, il clame le mal universel sans rémission : « Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi. » Désormais nous sommes hantés. La Faute ! La Faute ! La Faute !

Mais de quoi sommes-nous responsables ? Le drame originel au centre de la mémoire donne une première réponse allégorique : ne s’être même pas arrêté pour empêcher le suicide de l’inconnue, ne lui avoir pas porté secours, c’est en quelque sorte se désengager du lien, de la solidarité, c’est reculer devant le geste fondateur de notre humanité. Il s’agit là d’une indignité qui remet en question la compassion divine elle-même : Dieu aurait lui aussi abandonné son fils à son propre sort, à sa passion, à son agonie sur la croix. Il a laissé faire le massacre des innocents à sa naissance, comme toute l’Europe, comme la planète entière a fermé les yeux devant l’holocauste ou devant Hiroshima. La coulpe réside ainsi, sur le plan idéologique, dans notre silence face à la barbarie, ou pire, dans notre complicité souterraine. Cependant la malédiction est plus enfouie encore. Elle se trouve dans ce mépris farouche du genre humain, qui n’est rien d’autre finalement qu’une impossible réconciliation avec soi-même. Clamence vit dans l’autochâtiment, il est coupable de ne pas s’aimer, de ne pas tendre la main, non vers son semblable, mais vers son cœur amputé de lui-même. Sa chute est une nostalgie du regard tendre que l’on ne sait plus porter sur soi, de Narcisse privé de son désir lumineux. Et qui, par mortification, s’exile dans le pays du creux, dans une ville où tout est eaux troubles justement, canaux mortifères, cercles dantesques. 

Alors le lecteur comprend ce qu’il lui reste à faire. Installer son verre à côté du sien, l’écouter jusqu’au bout, au risque de s’enliser, de se noyer. S’asseoir avec soi-même, quitte à avoir mal, très mal. Puis, une fois le cri lâché et le roman fermé, ouvrir l’autre livre et se fredonner l’autre épître, celle qui excuse tout, croit tout, espère tout, endure tout. Car quand je parlerais en langues comme Clamence, « quand j’aurais le don de prophétie, quand j’aurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien ».


 
 
D.R.
« Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166