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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Nadja est moins une femme qu’un avènement, et moins un avènement qu’une fulgurance.

Par Gérard BEJJANI
2016 - 04
Je suis parti à sa recherche un 4 juin sur les routes du hasard. Lui, l’inconnu aux yeux de fougère. L’inattendu à l’histoire mensongère.

Son vrai nom?? Lui, Claude, elle, Léona ou Nadja, peu importe. Nadja plutôt, «?parce qu’en russe c’est le commencement du mot espérance?». Le pressentiment d’une rencontre mille fois morte et mille fois revécue.

Le 4 octobre 1926. Puis le 4 juin 2009.

Nadja est moins une femme qu’un avènement, et moins un avènement qu’une fulgurance. Elle entre en scène sous la figure de la colombe poignardée, en «?neige de plumes?», en neige de sang, autrement dit sous le signe de son propre anéantissement. Sacrifiée dès sa première apparition, elle passera dans la vie de Breton comme un météore… puis la nuit. Fugitive beauté qui s’en ira mourir au fond d’un hospice, folle d’avoir aimé. D’avoir croisé le poète «?à la fin d’un de ces après-midi tout à fait désœuvrés et très mornes?». De lui avoir posé l’énigme immémoriale des carrefours?: «?Qui suis-je???» L’espace de la rue autorise la fécondité du possible, de l’accidentel qui nous sort de notre triste «?destin sans lumière?». Telle un sphinx incompris, Nadja invite à déchiffrer son arcane, le cryptogramme de son sourire imperceptible qui «?erre peut-être sur son visage?».

Et Breton se contente de baiser non pas la moiteur de ses lèvres, mais ses dents aussi blanches qu’une hostie ou… qu’un linceul. Nadja est moins une chair vivante qu’un fantôme, un «?génie libre?», un de ces «?esprits de l’air?» qui appellent à l’aventure. Le corps s’efface au profit de la chimère qu’il s’agit de poursuivre, de saisir mentalement, puis d’exiler dans le silence de l’asile. On se demande même si Nadja existe en dehors du fantasme puisque le poète avoue fixer en elle ce «?point brillant?» qu’il sait «?être dans (son) œil?». 

En elle se condensent le lumineux et l’obscur, la détresse et l’orgueil, tous les contraires qui jaillissent de l’inconscient. Nadja, en donnant son pseudonyme au titre, devient l’allégorie du surréalisme. À son insu, elle incarne l’idée de «?l’émancipation humaine à tous égards?», la liberté sous sa forme révolutionnaire qui écarte les «?barreaux de la logique, c’est-à-dire de la plus haïssable des prisons?». Elle se désintéresse de l’heure, de la rigueur, des principes, là où Breton tente encore de tout ramener à une conception réaliste du monde. Elle joue même le rôle d’une tutrice qui enseigne par la pratique des «?exercices?» de glissade dans le vent, dans l’éventuel, jusque dans la folie dont elle paie le prix.

Que propose-t-elle donc au poète sinon l’expérience à la fois psychique et esthétique avec l’Autre, le différent, l’imprévisible?? L’Autre en elle surgit telle une radiance qui déchire notre «?vie de chiens?» de quelques merveilleux éclairs. Encore faut-il sortir de sa captivité, descendre dans la rue, oser l’errance, se livrer à l’aléa, et surtout, surtout, se confier sans réticence à la trouvaille, à la coïncidence, car la magie réside dans l’irruption d’autrui qui me réveille de mon ennui, revitalise mon rêve pour une seconde d’éternité.

Sans l’Autre, sans Nadja, le Moi ne peut connaître l’expérience des limites improbables tapies en lui. Elle sert alors, par un effet spéculaire, à révéler à Breton qui il est et en même temps qui il devient. C’est en s’interrogeant pour la première fois sur ce qu’il y a «?de si extraordinaire?» dans ses yeux qu’il s’apprête à s’y mirer, à se réfléchir, à cerner sa singularité à travers l’essentielle altérité de celle que le hasard porte à lui. À chaque instant, quelqu’un peut venir, en réponse à un désir puissant qu’on ignore éprouver. Nadja représente cette promesse que, même dans la désolation, même dans l’inexorable, chacun de nous est en droit d’attendre, indépendamment de ce qui arrive ou n’arrive pas. Née de nulle part, «?en sens inverse?» à ma solitude profonde, elle contient toutes les perspectives, toutes les illusions peut-être, tant pis, elle ouvre vers un futur qu’elle contribue à faire advenir. Nadja est un à-venir, une eschatologie dans son plus simple et son plus humble appareil.

Enfin, grâce à elle, le récit résout la question identitaire placée en tête du livre?: «?Qui suis-je???» Breton conclut son texte par une triple répétition du cri, toujours pathétique, de «?Qui vive???» En d’autres termes, je suis celui qui vit. Cela aurait ressemblé à une lapalissade, si le poète n’avait pas évoqué «?l’au-delà, tout l’au-delà?» qui s’inscrit non pas ailleurs, non pas après, mais ici et maintenant. Sur le trottoir. Sur l’asphalte. Dans le précipice, le discontinu miraculeux. Nadja est l’occasion d’une relance du désir qui se fatigue, hésite, s’éteint dans une mollesse abominable. Elle le rallume, ce feu, le seul moteur de l’existence, et bien entendu, la seule dynamique de l’écriture.

Qui est Nadja?? Qui est-il, lui??

Cette chose imprévue en moi, «?convulsive?», qu’il me faut extraire au plus vite?: la chance d’une vie pleine, de la vraie vie, merveilleuse et féconde. Un à-vivre sans mesure et sans peur.


 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166