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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le musée de l’Innocence de Orhan Pamuk


Par Gérard BEJJANI
2014 - 03
N’ai-je donc jamais aimé ? 

Jusqu’à la lecture du Musée de l’Innocence, j’étais persuadé d’avoir vécu l’expérience de l’amour fou, celui qui donne sans compter et qui, pour cette raison même, finit toujours dans l’abandon. Puis, au détour d’une page, d’une seule, du roman de Pamuk, qui en fait plus de huit cents, je compris. Mon Dieu, comment avais-je pu me tromper ?

Mais avant de dire la révélation suprême, il faut commencer par sentir. La première innocence est celle du lecteur qui, telle la « fille myope » retirant « ses lunettes avant de se baigner dans la mer », doit se débarrasser de son snobisme intellectuel pour poser un regard naïf et tendre sur le roman. Renoncer donc à la lecture distante pour en adopter une autre, charnelle, presque érotique avec le texte qui se déploie dans les « remous intérieurs de (sa) douleur ». Si le lecteur n’est plus prêt, comme Kemal Bey, à attendre neuf mois le retour de Füsun, à fixer son « attention sur les secondes » de son absence, à caresser une à une ses reliques, à se jeter tel un malade sur le lit d’amour, il n’entrera pas dans le lyrisme d’une écriture qui ne peut « s’appréhender par la raison ».

Ô ma folie ! Ô mon enfance ! L’innocence est aussi celle du royaume perdu dont on se contente de rassembler les miettes oubliées. Et d’abord cette boucle d’oreille, « longtemps suspendue dans les airs », telle une virginité sur le point de tomber, de quitter le jardin d’Éden. Füsun égare sa boucle dès la première page, elle deviendra désormais absence pour Kemal, donc passion durable et inexorable. Ce que veut reconquérir l’homme, c’est l’autrefois, l’âge d’or où il faisait un avec son autre moitié, celle qu’il a l’illusion de connaître depuis des années, sa « douce, (sa) triste et jolie sœur au cœur inconsolable ». Car qui est Füsun, sinon l’origine, l’androgyne que Kemal aperçoit pour la première fois dans « le ventre légèrement proéminent de tante Nesibe » ?

Eurydice disparue, Kemal va la chanter pendant huit ans et, pour lutter contre le manque viscéral qui l’empêche de respirer, il s’en tiendra à tous les objets qu’elle aura touchés de près ou de loin. Devenu cleptomane, fétichiste, antiquaire, collectionneur, il vouera un culte solennel aux « choses » qui, elles aussi, sont des lambeaux d’innocence. La tasse à thé jamais lavée, la salière, les mégots, les noyaux d’olives, tout ce qui a appartenu à Füsun semble mû par un animisme secret qui s’expose dans la vitrine votive du bonheur. Oui, comme le croient les Chinois, « les objets ont une âme ».

L’âme de la terre mère qu’on veut arracher à l’Orient pour la conduire de l’autre côté. L’innocence renvoie à la Turquie encore primaire en Füsun, par opposition à Sibel, la fiancée ravie de s’habiller selon la mode importée d’Europe, mais avec qui Kemal fait l’amour à la sauvette. C’est le naturel de Füsun qu’il préfère, une matrie authentique dont la « curiosité et l’enthousiasme » se dirigeraient « vers son propre corps et sa propre volupté ». Il faut alors que Füsun meure sur la route qui l’emmène en Europe : comme sa boucle, le rêve de toute une classe sociale turque reste suspendu à quelques mètres de l’Occident. Füsun se sacrifie pour protéger la Turquie, pour lui éviter de perdre son identité, et surtout, pour permettre à Pamuk de revenir à la terre qui l’a vu naître et où il voudrait mourir. 
Cette Turquie fantasmée, il la bâtira lui-même dans le rouge de la brique et en fera un musée. Non pas dans les « mauvaises imitations de l’art occidental », mais dans un espace modeste qui honore le visage humain, car « c’est sa propre vie que le peuple turc doit exposer ». Il suffit de se rappeler l’innocence et la richesse de son héritage, d’en être fier. De se promener dans la vieille bâtisse onirique qui raconte l’histoire de deux êtres qui se seront chéris au-delà de toute mesure, un poète et sa muse, un écrivain et sa ville, « l’histoire d’Istanbul ». 

Qui peut-être, qui certainement, l’attend dans le silence, comme on attend un germe qui doit nous féconder. Car l’ultime innocence est celle de la pudeur. Ô mon Dieu, la voici la révélation : ce n’est pas Kemal qui languit, qui désespère, qui donne ce qu’il a de plus précieux, c’est Füsun ! Füsun dont on ne sait rien pendant les huit ans de son mariage à cause d’une paralipse cruelle qui ne s’éclaircit qu’avec son aveu tardif et bouleversant : « De ce point de vue, je suis vierge. Et de toute ma vie je ne connaîtrai pas d’autre homme que toi ». Füsun aurait pu se taire jusqu’au bout, dans une fidélité absolue à elle-même, avec pour seule vérité celle de son cœur. Maintenant je comprends pourquoi les larmes me viennent en même temps que Kemal qui regarde Le sacrifice d’Isaac à la Galerie des Offices. Pourquoi je pleure en ce moment où j’écris et où je réalise que le bonheur n’est pas dans la non souffrance, dans les parenthèses, dans l’éphémère, dans la fuite, mais dans la patience, dans l’amour de toute une vie, que c’est « cela le sacrifice », que c’est cela l’innocence. 

Innocence du lecteur, du paradis, de l’objet, de la Turquie archaïque, de l’offrande, le musée s’élève aujourd’hui dans un quartier qui, avec nos pas, perd à chaque fois un peu plus sa magie. Mais là où l’innocence se brouille, le mot demeure, il n’a pas fini de nier la solitude profonde de l’homme et de nous rappeler que c’est amoureusement qu’on habite sur cette terre.



Prochain article : Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète.
 
 
D.R.
Car l’ultime innocence est celle de la pudeur. Ô mon Dieu, la voici la révélation.
 
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