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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Madame Bovary de Gustave Flaubert


Par Gérard BEJJANI
2013 - 10
Emma, c’est moi. Et nulle envie, comme son géniteur, de la maudire en lui donnant un coup de pied dans le ventre. Aima, c’est aussi moi. Action conjuguée au passé simple, dans sa singularité, son instantanéité. Sa fulgurance. L’amour n’est qu’une parenthèse pour les âmes exaltées.

«?Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau.?» Plus son mari ronfle fort à ses côtés et plus elle se réveille en d’autres rêves. Pétrie de lectures romanesques, elle se résigne pourtant à épouser le réel, elle choisit Bovary, le bovin qui engraisse et glousse en avalant sa soupe. Pourvu qu’il l’emmène au bal et si, là-bas, au milieu du luxe flamboyant des candélabres, le pantalon le serre au ventre et les sous-pieds le gênent pour danser, elle, au contraire, se glisse dans sa robe de barège comme elle entre dans le grand monde, si bien qu’elle y troque son être contre des «?gouttes d’eau factices?». Au moment où Charles l’embrasse, elle l’en empêche?: «?Laisse-moi, tu me chiffonnes?» et non pas «?tu chiffonnes ma robe?». Par métonymie, elle ne se distingue plus du costume, du rôle, des illusions dont le bal, dont toute fête est porteuse. Haletante, elle «?atten(d) le coup d’archet pour partir?». Partir où?? Le texte reste elliptique sur la destination, l’évasion est un non-retour.

Cependant «?la soupe est servie?», et «?il fa(ut) descendre, il fa(ut) se mettre à table?»?! La destinée tragique d’Emma réside dans la tournure impersonnelle, dans la chute qui succède toujours à l’envol, et surtout, dans cette assiette qui réduit toutes ses aspirations à une vie domestique sans désir. Demeurer auprès de Charles dont la «?conversation est plate comme un trottoir de rue?», s’enfermer dans les ronds de serviette que Binet fabrique pour se distraire, elle, la force qui va, bondit, exulte à chaque seconde?! La schwärmerei d’Emma se heurte aux circonstances ordinaires, avec son homme ce sera toujours la vacuité de la campagne, mais on ne revient pas sur son mariage. On pense que l’âge est venu de s’assagir, de se reposer dans des draps tièdes, des bras amis. 

On a beau se raisonner, l’extraordinaire continue à gronder à coups de bélier dans le sang. Et l’élan irrépressible rejaillit à la première occasion. Quand l’amant arrive, on se jette goulûment sur lui, on devient aveugle à toute vertu, on vend presque son âme pour payer un frisson. Le narrateur adopte le point de vue de celle qui se sent enfin femme dans la volupté là où le procureur Pinard blâme «?la couleur lascive?» du personnage?: «?J’ai un amant?! J’ai un amant?! Elle allait donc posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire.?» Le discours indirect libre, procédé encore inconnu des lecteurs, ne permet pas de déterminer l’origine des propos et, pendant le célèbre procès de 1857, Pinard les met au compte de l’auteur, il tient cette glorification de l’adultère comme plus dangereuse que le péché lui-même. La morale accusatrice ignore les feux follets qui lèchent l’amour «?sans remords, sans inquiétude, sans trouble?».

Rien n’apaise la convoitise d’Emma, et comme Don Juan, si elle avait plusieurs cœurs, elle les donnerait tous. Elle aime comme on dévore, si vite, si immédiatement qu’elle ne peut rien retenir. Et puis, qui resterait plus de «?trois jours pleins, exquis, splendides?» auprès d’elle, auprès d’une telle chair qui trépide de toute sa peau partout et pour tout le monde?? Rodolphe prend la fuite après lui avoir promis la lune, Léon disparaît une fois qu’il a tiré son coup dans le fiacre, Homais préfère s’investir pour la croix d’honneur, même Charles étouffe sous la tonnelle.

Mon Dieu, il n’y aurait donc que la mort pour calmer la Danaïde en rut?! Suspendue au-dessus du vide, «?elle n’avait qu’à céder, qu’à se laisser prendre?». Emma endort sa soif avec le seul vertige qui lui soit permis, le vertige berceur du néant. Elle voue à la mort tout ce qui en elle ne peut oublier, l’abîme devient son amant ultime. L’exilée, élevée enfin à la hauteur de ses modèles littéraires, retourne à sa patrie mystique, elle plonge dans le gouffre ou dans le bleu du ciel, qu’importe?? «?Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.?»

Là-bas Tirésias l’accueille, l’aveugle guérit la cécité de la fillette qui a longtemps cru à l’amour. Emma regarde enfin autour d’elle, «?lentement, comme quelqu’un qui s’éveille d’un songe?». Elle comprend in extremis qu’elle a perdu toute son existence faute de n’avoir pas su en accepter les limites. Mais dans la chambre où elle agonise, on s’agenouille, on fléchit les jarrets face à celle qui a eu l’audace d’aller jusqu’au bout de l’illusion romantique. Cette «?figure inclinée contre le bord de (sa) couche?» n’est-elle pas la métaphore du lecteur en prière lui aussi devant celle qui vit désormais de la mémoire universelle?? La «?pauvre Bovary?» est née depuis des siècles et elle ne mourra jamais tant qu’elle continuera à souffrir, à pleurer, et surtout, à habiter, le cœur plein, à cette même heure, toutes les bibliothèques de la terre.



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D.R.
« J’ai un amant ! J’ai un amant ! Elle allait donc posséder enfin ces joies de l’amour »
 
2020-04 / NUMÉRO 166