FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
La Bibliothèque
Neige de printemps de Mishima


Par Gérard BEJJANI
2013 - 06
Cela faisait si longtemps qu’aucun héros de roman ne m’avait ému jusqu’aux larmes. Après Tristan, Gavroche, Lucien Chardon, j’avais fini par oublier que la littérature est empathie avant toute chose. Aurais-je seulement cru qu’un jour un jeune Japonais de l’ère Taish?, issu d’une autre culture, d’une autre littérature, pût rivaliser d’émotion avec nos grands modèles romantiques, Pyrame, Roméo ou Werther??

Personnage veule du premier tome de la tétralogie de Mishima, La Mer de la fertilité, Kiyoaki ne suscite pourtant aucune sympathie au départ. Quand, au cours d’une promenade, son ami Honda lui propose de «?jeter un coup d’œil dans l’île?», Kiyoaki affiche même une nonchalance irritante?: «?À quoi bon?? répond-il, il n’y a rien à voir.?» Honda et Kiyoaki, inséparables, s’opposent comme le sanguin au mélancolique?: l’un se contente de «?l’ardeur qui convient à son âge?» en s’enthousiasmant de «?l’admirable journée?» d’automne, là où le regard de l’autre plonge en permanence dans le bassin, «?tout au fond?», à la recherche de «?quelque chose qui ait un sens?». «?Mais quoi, je n’en ai pas la moindre idée?», ajoute Kiyoaki. Ce «?quelque chose?» correspond au monde secret de la profondeur dont le mélancolique a toujours la nostalgie. 

Le «?sens?», il le trouvera dans l’amour. L’amour interdit pour celle qui fut presque une sœur pendant toute son enfance, la ravissante Satoko. Kiyoaki et Satoko ont grandi ensemble comme Paul et Virginie, mais à l’âge adulte, ils se sont découvert une chaleur égale dans le corps. Ils se sont mis à se désirer violemment, clandestinement, et chaque résistance («?Cela me brise le cœur. Je t’en prie, lâche-moi, Kiyo?») devenait, au contraire, une invite irrésistible à consommer la passion défendue. D’autant plus défendue que Satoko est promise au fils de l’empereur et que tout le Japon attend le rituel sacré de leurs fiançailles. Cependant, ni les convenances ni les traditions ancestrales ne l’empêchent de se laisser aller à la «?sensation délicieuse de suffoquer?» dans «?l’atmosphère étouffante et douce d’une serre où les fleurs mouraient?». La fleur de ces instants de plénitude amère, c’est l’enfant de Kiyoaki que Satoko est obligée de faire avorter avant de se retirer dans un couvent au fin fond de la montagne japonaise.

C’est alors qu’arrivent les dernières pages du roman, et avec elles, les plus beaux moments du lecteur, palpitant amoureusement derrière les pas de Kiyoaki dans la neige. Sa marche vers le temple pour rejoindre son amante commence dans la ferveur et se termine dans la fièvre. «?Désormais, il n’avait plus qu’un objectif?: continuer à mettre un pied devant l’autre.?» Trois fois il demande à voir Satoko et trois fois il est congédié. Il supplie enfin Honda de faire le voyage et d’intercéder en sa faveur, mais en dépit de tous ses discours et de l’agonie de son ami devant le portail noir du monastère, l’abbesse a un «?non?» tranchant qui nous glace de désespoir. Avec elle, c’est l’ancien Japon qui dit non à toute intrusion, toute menace de changement. Et Satoko, enfermée dans son temple inexpugnable, est elle-même l’allégorie de ce Japon ancestral que Mishima-Kiyoaki tente vainement de reconquérir. 

Kiyoaki mourra donc d’avoir voulu donner un sens à sa vie en allant jusqu’au bout de son destin. Honda sera le seul témoin de la douleur de Kiyoaki, qui ressemble au martyre de saint Sébastien?: «?La poitrine me fait mal. On dirait qu’on est en train de me poignarder.?» Mais l’expression de Kiyoaki est belle, elle a «?la dignité d’un masque d’airain?», et Honda envie la souffrance de son ami, qui lui communique un sentiment «?subtil et tenace comme le déroulement d’un fil de ver à soie?» ou comme le fil de l’histoire qui se déroule. Ou encore, comme cette neige silencieuse, comme ces pages blanches qui se sont préparées lentement, douloureusement, à devenir sources d’inspiration. Car l’écriture se nourrit d’absence et de mort, elle touche au sacré, et «?tout ce qui est sacré est de l’essence des rêves?». 

Une fois de plus, quand mon héros s’éteint en cherchant la main de Honda, cette main qui peut-être écrira Kiyoaki, sur Kiyoaki, cet autre soi-même finalement, mes larmes coulent en entendant sa promesse ultime?: «?Je te reverrai. Je le sais. Sous la cascade.?» Bien sûr Kiyoaki, tu reviendras sous la cascade qui se jette dans le vide bouddhique pour entamer un nouveau cycle. Bien sûr que je te retrouverai, sous quelque avatar dans le deuxième tome de la tétralogie, toi qui n’es pas mort mais rendu à la vie, mais réincarné, toi qui n’as pas encore fini de me dire ce que tu as à dire.




Prochain article?: Balzac, Eugénie Grandet.
 
 
D.R.
Kiyoaki mourra donc d’avoir voulu donner un sens à sa vie en allant jusqu’au bout de son destin.
 
2020-04 / NUMÉRO 166