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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le livre de chevet de...
Jean-Claude Carrière
2011-03-03
Je n’ai pas de « livre de chevet » parce que je n’ai pas de chevet. Je n’aime pas lire au lit. La lecture est pour moi une « activité », elle n’est ni un délassement ni une préparation au sommeil.

En revanche, j’ai toujours été suivi par un livre qui s’appelle précisément Notes de chevet et que nous devons à Seï Shonagon, une des deux grandes dames de la littérature classique japonaise. Cette aristocrate raffinée, d’un autre temps, d’un autre lieu, a composé un seul livre, que j’ai lu vingt ou trente fois, et que quelquefois j’ouvre au hasard. Je suis aussitôt transporté dans d’autres impressions, d’autres sentiments, qui vivaient en moi clandestinement et que ces notes me révèlent. Je m’y regarde dans un miroir de phrases, je m’y vois autre que je suis, et pourtant le même. C’est comme si, de temps en temps, brièvement, je me transformais en une dame de cour japonaise du XIIe siècle, les dents peintes en noir, fragile, minutieuse, écoutant le bruit du vent, le soir, après le départ de son amant. Elle fait des listes. Ainsi, parmi « les choses qui inspirent de la frayeur », elle indique : « Manger des fraises dans l’obscurité. » Sans Seï Shonagon, je n’aurais jamais connu cette frayeur-là, qui est réelle. Sans Seï Shonagon, je ne serais pas tout à fait moi-même – alors qu’elle se passe très bien de moi. Je n’ai aucune chance de me retrouver à son chevet.
 
 
© D.R.
 
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