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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Hommage
May en mai


Par Nabil el-Azan
2018 - 06
Venue au monde en mai, en mai elle l’a quitté. Entre avènement et départ, de très nombreuses années se sont écoulées, des événements par milliers, l’histoire entière d’un pays s’est jouée ! Mais restons en mai. Mois de la Vierge pour certains, des coquelicots et des roses pour d’autres, du secret pour beaucoup. Le premier métier que May exerça (par le plus pur des hasards) fut celui de secrétaire du général Spears, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté en Syrie et au Liban… Ce qui lui donna, sa vie durant, le goût du secret. Aux coquelicots elle emprunta ce rouge fragile aux joues, qu’elle arborait tel un bouclier. Quant aux roses, ses fleurs de prédilection, elle les préférait blanches entre toutes. Reste la Vierge Marie, May la portait certes dans son cœur, mais comme on n’entre pas dans les cœurs, on se gardera d’entrer dans la foi. 

C’était en février 2012. May avait accepté de me confier ses souvenirs en vue d’écrire sa biographie (pourquoi moi ? allez savoir !). Cela devait se passer chez elle, immeuble Sabah à Hazmiyeh. Il faisait froid et humide cette année-là, j’avais honte de ma toux (toux attrapée en arrivant de Paris et qu’on entend d’ailleurs tout le long de l’enregistrement). L’entretien avait lieu dans sa chambre à coucher que chauffaient deux radiateurs à gaz. Dans la chambre il y avait deux grands lits, à couverture rose. Un livre ou deux en français traînaient sur la table de chevet. Contre les insomnies, me confiera-t-elle d’emblée, comme pour vanter tant l’insomnie que son goût pour la lecture nocturne. Ainsi, dix jours durant, dimanche compris, je me rendis chez May Arida, pour recueillir ses mémoires. Ça prenait cinq à six heures par jour, à partir de 14h, presque sans interruption. Le rituel était immuable. On m’accueillait dans le grand salon, on me faisait patienter quelques minutes et voilà May qui apparaissait, coiffée, maquillée, comme pour une sortie. Elle me tendait la main et m’introduisait dans sa chambre, où des sablés « maison » et une tisane fumante attendaient d’être dégustés. « Tfaddal. » « Merci. » Les deux premiers jours, nos relations étaient tendues, froides, correctes. Normal, May me connaissait à peine, souvenir assez lointain de ma mise en scène de L’Émigré de Brisbane à Baalbeck en 2004. À peine étais-je assis que May se saisissait d’un petit cahier où elle avait noté quelques souvenirs de son écriture penchée, au crayon mine, afin de ne rien oublier, m’affirma-t-elle. J’ai joué le jeu et n’ai rien dit ces deux premiers jours, et, alors que j’aurais pu tout simplement lui emprunter son cahier, j’ai continué d’enregistrer ses paroles comme paroles d’évangile. May était contente sans nullement se douter (apparemment) que le jeu des confessions était totalement faussé. Au troisième jour, j’ai attaqué d’emblée avec une question (im)pertinente. « Pardon, mais vous faites un saut énorme dans le temps, là, que s’est-il passé exactement ? » Dans son récit, May venait en effet de passer de Brahim Sursock, son premier mari, à Carlos Arida, le second, comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait eu ni divorce, ni second mariage. Pas le moins troublée, elle me répondit du tac au tac « Ah mais ça, c’est une question intime ! » Mon éclat de rire, que je n’ai pu empêcher d’être tonitruant, l’a figée un instant, puis l’a entraînée elle-même dans un éclat de rire dont, à part un cercle d’intimes, peu la savent capable. Toujours est-il que non seulement le fameux cahier n’a plus réapparu (où est-il aujourd’hui, ce cahier ?), mais en plus les mots se mirent à couler sans plus s’arrêter, interrompus çà et là par une question de ma part, ou par une demande de la sienne de ne pas divulguer telle ou telle information, et bien sûr par des éclats de rire.

Est-il besoin de signaler à quel point cette parole libérée la transfigurait ? May rayonnait soudain d’une joie indicible, ses joues s’empourpraient, sa voix prenait de l’assurance, sa gorge se nouait. J’avais l’impression qu’elle s’entendait pour la première fois, non pas seulement raconter les événements de sa vie à quelqu’un, mais se les raconter à elle-même. Partant, nos rencontres ont pris une vraie tournure de souvenirs-confessions, et notre relation une confiante et tendre amitié : ça, il ne faut pas dire, tu me le promets, Nabil, ou alors, cette boutade il ne faut pas la répéter, ou encore, cette personne, je compte sur toi pour ne pas la citer… De fait, j’ai respecté à la lettre mes engagements, d’autant que j’avais signé avec May une convention lui donnant le final cut.

Le livre est sorti comme chacun sait sous le titre May Arida, le rêve de Baalbeck (Revue phénicienne). Nous avions tous les deux le cœur sur la main. Ce fut pourtant un bon succès de librairie. Beaucoup de lecteurs découvraient non seulement l’histoire de May Arida, mais à travers elle l’histoire du festival de Baalbeck et surtout l’histoire du Liban. Notre amitié fut scellée à jamais. Depuis, pas un voyage à Beyrouth sans un déjeuner ensemble, dont l’un mémorable avec feu Carlos Arida sur la Marina de Beyrouth. Pas un mois sans au moins un coup de fil, où elle se confie et où elle ne m’interroge sur mes activités et surtout sur mes projets de voyage au Liban. Le dernier coup de fil, c’était en février dernier. Nous nous sommes donné rendez-vous à Beyrouth en mai. Nous ne savions pas que mai, c’est aussi le mois des adieux.


 
 
© L'Orient-Le Jour
May rayonnait soudain d’une joie indicible, ses joues s’empourpraient, sa voix prenait de l’assurance, sa gorge se nouait.
 
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