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Hommage
Le plus grand des maîtres
Dans ce texte inédit, le poète palestinien Mahmoud Darwich brosse le portrait d’un homme fascinant, maître en écriture et réglé comme une horloge.

Par Mahmoud DARWICH
2006 - 10

Hier, aujourd’hui et demain, Naguib Mahfouz a été, est et restera l’un des grands monuments de l’Égypte, bien vivant et majestueux face au temps. Il a quitté son corps frêle, mais son âme incarnée dans son œuvre colossale restera présente dans la mémoire de la littérature arabe que Mahfouz a hissée jusqu’à l’universalité. Grâce à lui, le monde entier nous a reconnus comme créateurs de civilisation, de littérature et d’humanisme.

Il nous est impossible de prendre au sérieux le roman arabe avant Naguib Mahfouz. S’il est vrai qu’avant lui de nombreuses tentatives appréciables ont vu le jour, il n’en demeure pas moins que Mahfouz est le véritable fondateur du roman arabe contemporain qui, grâce à lui, a évolué et s’est modernisé. Il est exceptionnel qu’un fondateur ou un pionnier soit aussi un modernisateur. L’homme était, précisément, un être d’exception.

Mahfouz n’eut de cesse de développer ses méthodes et ses formes narratives au fil de son œuvre et ne se limita pas à un seul type narratif. Parce qu’il était très attentif au mouvement du temps, il a composé une épopée en plusieurs épisodes, allant du classique au moderne, de sorte qu’il nous apparaît non seulement comme le maître de l’écriture arabe romanesque, mais aussi comme l’historien et le témoin des évolutions sociopolitiques de l’histoire égyptienne contemporaine. Depuis les vieux quartiers du Caire où évolue la classe moyenne avec ses différentes catégories populaires, il a recréé un monde qui l’a dispensé de voyager de par le monde, nous démontrant ainsi que l’universalité de la littérature peut naître du local, d’un quartier ignoré... J’ai toujours apprécié dans sa littérature sa perception absurde de l’ironie de l’histoire, et de ce que l’histoire et le destin infligent à l’humanité... J’ai également admiré son langage narratif dépourvu de cette éloquence poétique qui a tenté certains romanciers devenus poètes dans le roman.

Sa façon de gérer son talent me fascinait : il était conscient que son génie ne pourrait s’accomplir que s’il le soumettait au travail assidu des fourmis... Nombreux sont ceux qui se demandent comment le fonctionnaire bureaucratique Naguib Mahfouz a réussi à devenir le grand génie du siècle. Son secret résidait dans sa capacité à respecter le temps : un temps pour le boulot, un temps pour la légèreté et les soirées, un temps pour les harafichs, un temps pour le café et un temps sacré pour l’écriture... Je l’ai rencontré en 1971 quand Mohammad Hassanein Haykal m’a fait l’honneur de me réunir avec Naguib Mahfouz et Youssef Idriss au bureau du journal al-Ahram. J’ai découvert en lui une personnalité familière, affable, pétrie d’humour et d’ironie. Mais aussi un fidèle ami de la montre : quand je l’invitais à boire un café avec moi, il consultait sa montre pour vérifier si l’heure du café avait sonné !

À chaque fois que je visitais Le Caire, je tenais à aller en pèlerin à sa rencontre. Je le trouvais assis dans un café ou à bord d’un bateau sur le Nil. Désormais, mes visites au Caire seront imparfaites : je ne verrai plus jamais Naguib Mahfouz riant de bon cœur en donnant l’accolade à ses nombreux admirateurs.

S’il nous est impossible de parler du roman arabe moderne avant Naguib Mahfouz, il nous est possible, grâce au rôle fondamental qu’il a joué dans la création, l’évolution et l’épanouissement de l’écriture romanesque, de parler du roman arabe après Naguib Mahfouz. Entre l’avant et l’après, il restera pour nous le plus grand des maîtres.


Traduit de l’arabe par Hind Darwich.

 

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D.R.
 
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