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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Hommage
Tayeb Saleh, entre deux rives


Par Jabbour DOUAIHY
2009 - 03
On a tous aimé, lu, relu et longuement débattu de cette Saison de la migration vers le Nord, sorte de roman culte de la fin des années soixante où l’auteur soudanais, Tayyeb Saleh, avait réussi à mettre en fiction, grâce à une cascade de symboles et de métaphores pertinentes, l’écartèlement de l’intellectuel arabe entre tradition et modernité, entre le Sud et le Nord. Dopé ou non dans le déroulement romanesque, le conflit et sa mise en scène séduisaient et réconfortaient par la clarté et le schéma binaire, une élite arabe qui se voulait à l’image de Moustapha Saïd, le héros de cette migration appelant au secours en se débattant au milieu du Nil, incapable, à l’épilogue de l’histoire, de revenir à sa rive natale ou d’atteindre à la nage l’autre bord promis. Même si certains tiennent à voir en lui l’auteur d’un seul roman, Tayyeb Saleh, qui s’est éteint sur un lit d’hôpital le 18 février dans son exil londonien à l’âge de 80 ans – on ne choisit pas sa mort comme on « soigne » celle de ses héros –, clôt, surtout avec les prolifiques Naguib Mahfouz (égyptien et prix Nobel de littérature) et Abdul Rahman Mounif (jordano-saoudien), le cortège d’une génération somme toute pionnière du roman arabe. Genre qui s’est développé au croisement de l’émergence de l’individu et des modèles d’écriture romanesque inspirés des grands auteurs français ou anglais (y compris et surtout ceux du XIXe siècle). Pourtant cette dimension emblématique de l’« irruption » de la modernité dans des structures sociales et économiques archaïques trouve son point de départ avec Tayyeb Saleh dans la saga rurale d’un monde qui lui était autrement familier. C’est que l’auteur de Noces de Zeyn (adapté au cinéma par le metteur en scène koweïtien Khaled Seddiq et présenté au Festival de Cannes en 1977) est né en 1929 dans un village du bord du Nil et qu’il a probablement toujours choisi comme cadre de ses récits où il retrace la survie irrémédiablement précaire de ces paysans dont il est issu et dont les fantômes (le maître d’école, le marginal, le religieux, la femme…) hanteront toute son œuvre. Il tentera par ailleurs de flirter avec leur parler local pour le transposer (autant que ça peut rester compréhensible) à l’écrit littéraire et l’emprunter surtout pour le dialogue de ses personnages. C’est à des études d’agronomie qu’il se voua d’ailleurs pour revenir peut-être travailler la terre parmi les siens. Il choisira pourtant de séjourner en Grande-Bretagne pour poursuivre ses études et travailler dans le service arabe de la BBC tandis que son pays sombrait dans la dictature et la guerre civile. Ironie du sort : alors que Saison de la migration vers le Nord était désigné en 2001 comme le « roman arabe le plus important du XXe siècle » par l’Académie arabe de littérature de Damas et que l’année suivante, son roman déjà enseigné dans un grand nombre d’universités et traduit dans plusieurs langues a été choisi parmi les 100 meilleurs œuvres romanesques de l’histoire (sélection faite par cent écrivains de 54 pays), les autorités de Khartoum n’ont pas trouvé mieux que de l’interdire après avoir diagnostiqué une impudeur sexuelle au détour d’une page… Tayyeb Saleh arrêtera d’écrire (ou de publier) longtemps avant sa mort. Quoique sa réponse était que l’écriture le fatiguait (!), il laissera par ce silence prolongé et définitif le champ d’interprétation ouvert sur la vocation de la littérature dans un paysage culturel arabe dévasté par les intolérances de toutes sortes. Saleh viendra pourtant travailler au Qatar comme directeur du ministère de l’Information, mais prendra sa retraite à Londres ; il aura vécu tout comme son héros, ballotté entre deux rives.


 
 
D.R.
 
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