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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Hommage
Jamil Jabre, exemplaire et inoubliable


Par Alexandre NAJJAR
2012 - 09
Avec le départ de Jamil Jabre, c’est l’une des plus belles pages de la littérature libanaise qui se tourne. L’homme était érudit, polyvalent, doté d’un savoir encyclopédique, capable d’écrire, aussi bien en français qu’en arabe, romans, biographies et essais. Il appartenait à cette génération de Libanais qui, dans les années 50 et 60, firent les beaux jours de la culture libanaise et qui, en dépit de la guerre, persévérèrent dans la voie de la création tout en regrettant la désertification de notre paysage culturel…

Jamil Jabre est né à Beit-Chabab en 1924, et c’est dans ce village, si cher à son cœur, qu’il est mort le 31 juillet dernier. Enfant, chez les jésuites, il se distingue par son intelligence et son sérieux, mais son écriture illisible lui joue de mauvais tours. « À l’école, j’étais bon en tout sauf en littérature parce que les professeurs n’arrivaient pas à déchiffrer mon écriture, confiait-il à L’Orient Littéraire. J’ai voulu relever ce défi. » À 17 ans, il envoie ses premiers textes à al-Makchouf, la première revue culturelle du monde arabe, tenue par Fouad Hobeiche, sans révéler son âge. Il est aussitôt publié. Cette première reconnaissance le stimule : il ne cessera plus jamais d’écrire. Inscrit simultanément en lettres, en sciences politiques et en histoire à l’Université Saint-Joseph, il glane tous ces diplômes à la fois avec les honneurs, puis obtient son doctorat en lettres de l’Université de Lyon. À Saïfi où il réside, il réunit autour de lui une pléiade d’intellectuels et d’artistes : les frères Basbous, Camille Aboussouan, Hector Klat… Il devient bientôt traducteur pour les Chemins de fer et pour la Poste et, parallèlement, multiplie les articles aussi bien dans al-Houda (1949-1951), première revue arabe publiée à New York, que dans la première mouture de L’Orient Littéraire qui paraissait alors chaque samedi. Sa passion pour l’écriture le pousse à fonder avec Georges Skaff et le frère de Ghassan Tuéni une éphémère revue baptisée La Vie Telle Quelle, puis à prendre les rênes d’al-Hikmat, qu’il dirigera pendant quinze ans de manière « clandestine » : il se voit obligé de signer ses papiers « J.J. » à cause de son employeur qui lui défend d’exercer d’autres activités ! Ces expériences lui procurent une vaste culture, un réseau de connaissances dans le monde artistique et une bonne maîtrise des lettres et des langues qui le poussera à traduire en arabe douze auteurs français dont Flaubert, Sagan et Saint-Exupéry, et à consacrer des livres à al-Jahiz, Charles Corm, Baudelaire, May Ziadé, Gibran Khalil Gibran, Amin Rihani, Élia Abou-Madi, Youssef Ghossoub ou Khalil Haoui. Ses biographies marquent un tournant dans la littérature arabe. Point de bavardage ni d’éloges exagérés, mais une analyse perspicace et limpide : « En intégrant la manière dont la vie influence l’œuvre, j’ai écrit dans un style concis et simple, inspiré du français, en suivant le genre occidental de la biographie », nous déclarait-il. Un de ses romans en arabe, Après la tempête, l’histoire d’une déception amoureuse, rencontre le succès et est traduit en français par son ami Hector Klat. Au total, Jamil Jabre aura publié 58 ouvrages en arabe (!) et trois en français, dont L’Éclair et la foudre, un roman sur la guerre du Liban. Infatigable, il avait encore, au moment de son décès, deux ouvrages en chantier : le premier, en français, consacré à Michel Chiha ; le second, écrit en collaboration avec Souad Assaf, ayant pour sujet le Liban et son patrimoine culturel. Il caressait aussi le rêve de publier un livre sur Maurice Gemayel qu’il avait bien connu et celui d’écrire un roman autobiographique. Mais la mort ne lui en a pas laissé le temps...

Très actif sur la scène culturelle – il était le président du P.E.N. Club du Liban depuis 1973, le cofondateur de la Société de gens de lettres au Liban, de la Société des sciences politiques et de l’association « Les Amis du livre » (1959) –, très impliqué dans le monde artistique, sans doute grâce à sa femme Jacqueline, peintre au talent reconnu, Jamil Jabre a obtenu les honneurs de l’Italie et de la France qui lui ont décerné de très hautes décorations – mais pas ceux des autorités libanaises, scandaleusement absentes quand il s’agit d’honorer nos hommes de culture ! Il a également reçu le prix Paul Harris décerné par le Rotary Club International et l’hommage du Mouvement culturel Antélias pour l’ensemble de son œuvre, et son nom figure régulièrement, depuis trente ans, dans le Grand Larousse. Ce lecteur boulimique (il lisait cinq à six heures par jour !), philatéliste à ses heures, était d’abord un être généreux et dévoué, toujours soucieux de célébrer le pays du Cèdre et ses grands hommes. Le voici, à son tour, au rang de ces « grands hommes » dont il vantait si bien les mérites. Exemplaire et inoubliable. 


 
 
D.R.
« À l’école, j’étais bon en tout sauf en littérature parce qu'on n’arrivait pas à déchiffrer mon écriture ! »
 
2020-04 / NUMÉRO 166