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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le Carnet bucolique d’Amine Nakhlé
Une relecture des meilleurs textes de la littérature arabe.

Par Jabbour DOUAIHY
2007 - 08
Dès sa parution en 1942, les éloges prodigués à al-Moufakkara al-Rifiyya, Le  Journal de la campagne (Imprimerie al-Kachaff, Beyrouth), ont vite dépassé en volume la centaine de petites pages qu’Amine Nakhlé1 a cru bon de consacrer aux goûts bucoliques (et accessoirement littéraires) de son alter ego, Fouad Effendi. Cet ancien fonctionnaire de l’administration française, originaire du Chouf, né en 1912 et mort en 1976, avocat de son métier, puis surtout journaliste (à al-Chaab ) et député (1947), fils de Rachid Nakhlé, surnommé « le Prince du zajal » et auteur de l’hymne national libanais, avait effectivement réussi là un véritable petit joyau de la prose arabe de tous les temps, métaphore que n’ont d’ailleurs pas ratée les premiers articles de presse signés, entre autres, Albert Adib, Édouard Honein, Khalil Takieddine… Nous sommes donc devant un carnet de dilettante qui ne se soucie pas de cohérence thématique, sans doute assuré que le style raffiné et ciselé dans lequel il écrit emportera l’adhésion du lecteur. L’essentiel de cette flânerie nous mène surtout devant un véritable étal de fruits et légumes et autres « produits » du village. Pour cette tournée dans le rif en compagnie de Nakhlé, nous empruntons les sentiers qui « reconnaissent le passant au bruit de ses pas », nous profitons de l’ombre de l’arbre, « hommage de la terre au paysan », ou écoutons la prière de la chèvre (qui nous rappelle combien cette Moufakkara nous est familière rien que par les « dictées » des petites classes dont se sont toujours inspirés nos maîtres de langue arabe). Nous ne nous lassons pas, entre ville et village, d’épier la pomme aux joues rouges, de compatir au sort des fleurs qui attendent leur fin dans « les vases de l’exil », ou de celui des pastèques « têtues » ou des concombres d’Égypte « enragées » loin des bâtons des gardes champêtres. Nous dépistons la violette qui « se cache » dans les petits bocaux du pharmacien et nous rendons visite à l’oiseau dans sa cage. Puis, place aux « petites nouvelles » de la campagne : l’avènement du printemps – qui lui inspire cette phrase : « Sans la lourdeur des vallons, la campagne se serait levée en hommage au mois d’avril » –, le vol des premiers papillons blancs, « végétal dote d’âme… », et le concert de la nature : la chanson de la quenouille, le refrain de la fontaine ou la petite musique de l’épi de blé ou de la brise montagnarde… Le catalogue commenté amoncelle dans le panier de la villageoise le jujube, le carroube, « cornes de Leila », les amandes et les noix qui « font parler les dents quand ils se rencontrent », les prunes, l’abricot, « fascination des savants », les grenades « qui se mangent avec les mains et avec les yeux », l’iris dans toutes ses couleurs et la rose qui occupe la place d’honneur… tandis que le bestiaire s’ouvre avec le renard suivi du paon aux yeux noirs, du corbeau ou de « l’oiseau du figuier ».

Des considérations littéraires et esthétiques (surtout la parabole de la rose peinte sur le mur) agrémentent ce petit ouvrage que couronne une fantaisie inimitable : l’histoire de la création du monde en sept jours. Ce Journal de la campagne a marqué l’apogée d’une prose « parnassienne » (après laquelle nous verrons la domination d’une certaine prose « démocratique » dont seront faits les romans modernes en langue arabe…), tout comme la poésie de Saïd Akl semble avoir été le point culminant d’une poésie parfaitement ciselée avant que ne vienne le temps de la « poésie moderne », ennemie de l’incantatoire et du rimé.

Avec une langue sans cesse renouvelée, une profusion inédite d’adjectifs, une imprévisibilité presque ludique qui efface toute trace de stéréotypes, ce  livre  représente assurément l’un des derniers chefs-d’œuvre de la littérature de la Nahda, la renaissance levantine des lettres arabes.




1Auteur surtout de Daftar al-Ghazal (Cahier courtois), Tahta Qanatir Aristo (Sous les arcades d’Aristote)…
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166