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Une relecture des meilleurs textes de la littérature arabe?: Al-Raghif de Toufic Youssef Awad

Par Jabbour DOUAIHY
2007 - 09
À l’instar de beaucoup de ses homologues dans différentes littératures, l’écrivain libanais Toufic Youssef Awad débute dans le genre narratif avec deux recueils de nouvelles, Qamis al-souf (Chemise de laine) en 1936, et al-Sabiyye el-‘araj (L’enfant boiteux) en 1937, restés dans la mémoire de générations d’écoliers, pour adopter définitivement, l’année d’après, avec al- Raghif (Le Pain), le roman de plus grande envergure. On retiendra de lui, après une longue interruption de 1944 à 1963, Tawahin Bayrout (Les Moulins de Beyrouth), 1972, roman prémonitoire de la guerre civile, Matar al-Saqi’ (Aéroport du froid), 1981, ou l’autobiographie intitulée, Hisad al-‘oumr (Moisson de la vie), 1983. Cet avocat de formation, passé au journalisme puis au corps diplomatique libanais, restera dans l’histoire des lettres libanaises comme le premier romancier à part entière (malgré un recueil de poésie, Qawafil al-zaman – Cortèges du temps –, 1973, de la part de celui qu’on a «?soupçonné?» d’avoir essayé en vain de passer à la postérité comme poète) dans cette génération d’auteurs nés au début du siècle qui, à l’exemple de pionniers comme Gibran, Naïmeh ou Rihani, maniaient les genres avec l’élégance et la légèreté des lettrés (oudaba’) de l’époque.

Sous un titre proprement métonymique – puisque le thème de la faim qui avait sévi dans la montagne libanaise durant la Première Guerre mondiale n’est qu’accessoire au vu de la lutte pour l’indépendance contre l’armée ottomane et qui occupe le centre de l’histoire –, Awad développe un paratexte au symbolisme optimiste à travers les sous-titres de fertilité qu’il accole aux différentes parties de son roman?: le Sol, les Graines, la Pluie, les Épis et la Moisson, la pluie équivalant quelque part aux sacrifices consentis dont la pendaison des célèbres martyrs du Liban et la moisson annonçant la victoire inéluctable des insurgés.
Encore attaché à un espace de fiction bien visible et combien familier, Awad choisit son Metn natal (les villages de Saqiet el-Misk, Bharsaf et Bikfaya) comme cadre de l’amour entre ses deux héros, Sami ‘Assem, fils d’un marchand beyrouthin de soie, et Zeina Kassar, jeune villageoise qui subit stoïquement les mauvais traitements d’une marâtre, avant d’affronter plusieurs fois, au risque de sa vie, l’oppression grandissante des Turcs contre le mouvement indépendantiste naissant. Sami s’abrite dans une grotte déguisé en homme de Dieu mais ne tarde pas à être démasqué par un indicateur à la solde de l’armée d’occupation. Zeina le suit dans sa prison de Aley pour essayer de le soustraire à la peine capitale, mais un officier arabe dans les rangs de l’armée ottomane s’en charge, et tous les deux rallient la révolte arabe de l’émir Fayçal en route pour Damas, à une très longue distance du Mont-Liban. Cette «?évasion?», qui nuit quelque part à l’unité spatiale du roman, donne au héros principal une envergure nationaliste arabe qui dépasse le libanisme encore hésitant de certains indépendantistes, surtout que Sami, chrétien de son état, ne cesse (depuis lors?!) de prêcher le caractère «?arabe?» (et non islamique) du mouvement.

Le roman grouille de figures secondaires illustrant parfaitement ces époques de guerre et de révolte?: âmes faibles jouant les mouchards et payant au prix fort le prix de leur trahison, usuriers profiteurs de la pénurie qui se verront proprement spoliés par ceux qu’ils ont contribué à affamer, héros improvisés, très jeunes ou vieux, militaires partagés entre leur appartenance à leur pays renaissant et la fidélité à leur corps d’armée bientôt en déroute… Nous retrouvons aussi des personnages plus atypiques où la fantaisie du romancier se fait mieux sentir, comme cette Wardy qui, après avoir servi les Turcs, sera punie pour une bavure et finira ses jours en vagabonde hululant de joie…

Awad a peut-être écrit avec al-Raghif le premier roman libanais de langue arabe où les différents niveaux de l’histoire (les rapports amoureux, les relations familiales dévastées par l’envie, les clivages sociaux envenimés par la famine, le conflit politique et militaire général) sont savamment adaptés à une technique narrative qui conjugue, souvent avec bonheur, la temporalité et les points de vue, ainsi, et surtout, qu’à une langue d’écriture qui, malgré son caractère «?littéraire?» délibéré, ouvre la voie à un style plus accessible et plus «?moderne?». À relire pour se convaincre que le roman libanais d’expression arabe a déjà une histoire.
 
 
© An-Nahar
 
2020-04 / NUMÉRO 166