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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le Liban est mort. Je crie.


Par Josef Nasr*
2019 - 08
Le cri : un des moyens les plus vieux, mais aussi les plus efficaces, pour sortir de l’ombre glacée de l’indifférence. Le cri est un appel à l’aide, une sorte d’effusion de panique face à la menace de l’oubli. Car ce sont bien les deux frères siamois que sont l’oubli et l’indifférence qui, petit à petit, entraînent ce pays toujours plus loin dans une décadence dont il semble s’accommoder. L’oubli de l’essentiel, tout d’abord, mais également l’indifférence, qui revêt parfois un caractère pathologique, face aux signes de plus en plus frappants d’une chute lente et douloureuse, se manifestant le plus souvent dans la tombée de quelques malheureux de plus dans une misère au sein de laquelle on ne peut qu’espérer retarder le moment de la noyade.

Quand je parle d’« oubli de l’essentiel », terme qui, je dois l’avouer, pourrait à première vue paraître un peu vague, je vise principalement la lente distanciation du peuple libanais, aggravée par une réceptivité peut-être un peu trop grande à la mondialisation, vis-à-vis des valeurs qui lui ont permis, un soir de novembre 1943, de se rassembler pour poser les bases d’une nation dont on espérait, à l’époque, qu’elle assumerait le rôle de phare guidant les civilisations non pas vers plus de tolérance, mais vers plus d’« acceptance » au sens le plus littéral du terme. Des valeurs de paix, de vivre-ensemble, d’ouverture à l’autre et à ses différences qui faisaient figure d’anomalie dans un monde et une région alors embourbées dans le marasme du conflit global le plus meurtrier de l’Histoire, où la haine et la barbarie s’en donnaient à cœur joie pour faire regretter aux dieux d’avoir un jour donné le jour à l’espèce humaine. Des valeurs universelles, qui auraient pu faire de ce peuple de marchands le porte-étendard d’un monde où diversité ne serait plus synonyme de division, mais de coopération, par l’épanouissement le plus complet que chaque communauté aurait pu trouver dans le partage et l’apprentissage. Des valeurs, donc, oubliées, bafouées par des individus incapables de résister à la peur, bien humaine, face à l’affirmation de la différence, et ayant entraîné, dans leur course effrénée vers l’anéantissement de l’autre, leur propre communauté dans un gouffre idéologique qui semble à présent faire loi dans la majorité des esprits. Le spectacle qui s’offre à nous actuellement est en effet celui d’une nation qui, ayant cessé depuis longtemps d’être réellement « plurielle », est aujourd’hui démembrée, presque écartelée, au point que l’on en vient à se demander si le terme « nation » est toujours d’actualité.

Car lorsque d’aucuns parlent du Liban – du moins de l’idée originelle de ce qu’on aurait voulu appeler le « Liban » – il n’est pas rare de déceler dans leur voix une sorte de nostalgie résignée, de déception face au chemin emprunté par un peuple qui semble n’avoir jamais rien su faire d’autre qu’espérer et se résigner, sans jamais vraiment prendre conscience que la résignation continuelle pose de fait les prémices d’un anéantissement rendu quasi certain par l’inaction. Une nostalgie qui, de plus en plus, s’apparente aux délires et lubies les plus utopiques, tant ces idéaux semblent avoir fait leur temps. Le Liban, et plus particulièrement le peuple libanais, en jetant aux ordures ses valeurs pour s’enfermer dans une rhétorique communautariste qui s’oppose par sa nature même à l’existence de la nation, et en cherchant refuge dans les bras d’États cherchant depuis ses premiers pas à lui briser les ailes, a ainsi, par là-même, agi contre ses propres intérêts, favorisant son exploitation par un système bâti sur la division et la décortication de l’unité nationale. La guerre civile, qui aurait pu, si elle avait été traitée comme telle, n’être qu’une tache noire (certes terriblement coriace), dans la jeune Histoire libanaise, a, à l’inverse, du fait de l’incapacité des belligérants à s’accorder sur la mise en place de mémoires officielles, absorbé en elle la quasi-totalité du récit national, cristallisant ainsi les oppositions et devenant un sujet qui, malgré son caractère capital, peine à se dérober aux interprétations subjectives, fermant la porte à toute reconstruction efficace et durable de l’unité nationale. Les jeunes de ma génération intériorisent ainsi non seulement les récits que leur font leurs parents sur ces quinze années noires, mais également la haine et les ressentiments qui s’immiscent parfois entre deux tirades enflammées sur cet « autre » démoniaque, cet « autre » qui semble à lui seul être responsable de tous les maux de la Terre.

Car c’est ce que nous faisons à peu près tous depuis maintenant près de trente ans. Nous blâmons l’autre. Qu’on ait vécu ou non les différents drames qui ont tour à tour frappé notre jeune et pour l’instant misérable Histoire, on est pourtant, dans ce pays, souvent sûr d’une chose : tout ça, c’est la faute de l’autre. J’affirme pour ma part, au risque de blesser quelques-uns dans leur fierté, qu’est venu le temps d’arrêter de blâmer l’« autre ». Je serais en effet plutôt tenté de blâmer le « nous ». Je blâme le « nous » pour avoir laissé nos esprits et nos consciences être contaminés par la sauvagerie et la peur, et pour les avoir laissés pénétrer jusqu’au crâne de nos enfants. Je blâme le « nous », lâche et égoïste, qui ferme les yeux face au marasme qui s’étend devant lui et qui emporte tous les jours plus de vies sur son passage, les prenant morts de faim ou suffocant aux portes des hôpitaux. Je blâme le « nous » naïf qui réaffirme tous les jours sa confiance à des partis et des dirigeants intéressés et incompétents, persuadé que ceux-là même qui ont un jour versé le sang de son père apporteront un jour prospérité à ses enfants. Je blâme enfin ce « nous » trop fier pour admettre ses torts, trop attaché à son confort, ce « nous » qui se cache constamment derrière des excuses et refuse obstinément de reconnaître sa part de responsabilité, si ce n’est pour son bien, pour celui de ses enfants. Oui, je blâme ce « nous » en toute conviction et en toute quiétude, car nous sommes les premiers responsables de la situation catastrophique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Pas l’Iran. Pas la Syrie. Pas Israël. Nous. 

J’ai mal au cœur quand je regarde ce que je vais probablement bientôt, comme plusieurs de mes ancêtres avant moi, devoir laisser derrière moi sur ma route vers l’avenir. Un pays ruiné, exsangue, chaotique, où rien, rien ne semble encore témoigner de l’existence d’un rêve qui un jour revêtit le même nom que ce projet inachevé, cette fausse nation si habituée à chuter qu’elle semble ne plus sentir le sol se rapprocher. J’ai mal au cœur quand je vois l’incapacité de ce peuple à tirer des leçons du passé. J’ai mal. Alors je crie.

Jeunesse, levons-nous. Levons-nous pour la bataille finale, celle des esprits.

Le Liban est mort. Vive le Liban !

*Prix d’honneur 2019 du Collège Notre-Dame de Jamhour.
 
 
D.R.
« J’ai mal au cœur quand je vois l’incapacité de ce peuple à tirer des leçons du passé. J’ai mal. Alors je crie. Jeunesse, levons-nous. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166