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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Sorbonne 2018

 



Par Bahjat Rizk
2018 - 03

En ce 5 février 2018, Paris est sous la neige. Une large assistance d’intellectuels, militants et étudiants, tant libanais que français, se réunit à la Sorbonne à l’invitation d’associations estudiantines libanaises (Institut du Liban) et arabes (Assas-Monde arabe), pour commémorer le centenaire de la naissance du philosophe-martyr nationaliste libanais Kamal Youssef el-Hage (1917-1976), avec des interventions de grande qualité, une écoute attentive et un débat passionné de haute tenue.

J’aime me retrouver dans le cadre universitaire, je m’y sens à la fois libre et en sécurité, car une fois le seuil franchi, les personnes présentes sont saisies par l’esprit des lieux, habités aujourd’hui par celui du penseur qui y a effectué son doctorat, il y a plus de sept décennies (1946-1949) au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et de l’indépendance du Liban.

 

On aborde les grands débats identitaires incontournables toujours d’actualité (langue, religion, mœurs, foi, laïcité), en évoquant plusieurs intellectuels qui ont fait les heures glorieuses du Liban intellectuel (Michel Asmar, Père Michel Hayek, Père Youakim Moubarak, Charles Malek, Saïd Akl…). Je me sens heureux d’être à nouveau en contact avec ce qui fonde la spécificité libanaise, son rayonnement culturel et sa vocation de pays-médiateur. Ceci me dédommage de la médiocrité du discours politique ambiant.

 

Pour ma part, je pense qu’il faut définir rationnellement l’identité, pour pouvoir déterminer un système politique cohérent et adapté. Certes l’intellectuel propose sa vision abstraite et conceptuelle et le décideur politique l’applique et agit sur le terrain. Les deux devraient donc se compléter. J’ai besoin de retrouver ma dignité d’être pensant, pour retrouver ma fierté d’être libanais.

 

Dans moins de deux ans, le Liban célèbrera le centenaire de la proclamation du Grand-Liban. Nous avons la chance providentielle d’avoir eu une reconnaissance internationale (1920) et un État indépendant (1943), mais nous ne parvenons toujours pas à établir, des règles définitives rationnelles, pour gérer pacifiquement, ce projet culturel et politique collectif, ambitieux et paradoxal voire contradictoire.

 

Ces commémorations sont essentielles car elles fixent à nouveau notre mémoire collective et nous ancrent dans l’Histoire. À condition d’intérioriser, un récit historique commun qui, au-delà des communautés, cimente notre appartenance nationale. Une géographie définie et une histoire entendue sont indispensables, dans le temps et l’espace, à la poursuite, l’aménagement, la continuité et la survie d’un projet identitaire culturel et politique.

 

Cette année, le monde commémore le cinquantenaire de l’année 1968, une année de bouleversements dans le monde. Des numéros lui sont consacrés en passant en revue les événements de cette révolution sociétale, brimée ou aboutie. Le printemps de Prague (les chars écrasent la liberté), le massacre à Mexico (les militaires tuent des étudiants qui manifestent alors que le pays s’apprête à accueillir les Jeux olympiques), l’assassinat de Robert Kennedy et celui de Martin Luther King, le peace and love aux États-Unis, la contestation estudiantine au Japon, le Vatican en crise (partout dans le monde des théologiens se rebellent), la famine au Biafra et bien sûr, Mai 68 en France. (GeoHistoire 1968, février-mars 2018).

 

La crise débute à Nanterre mais c’est la Sorbonne qui deviendra l’épicentre de la contestation. Le 2 mai, le cours d’histoire de René Rémond est interrompu et les étudiants (baby-boomers) se saisissent de l’université pour la transformer en université populaire où ils refont le monde. La parole se libère, l’ordre social est bousculé (affrontements, barricades, grèves, slogans, répression, vide du pouvoir, reprise en main) et la jeunesse ainsi que le mouvement ouvrier réclament et accomplissent pacifiquement, une mutation sociétale.

 

Certes les choses ont évolué depuis cinquante ans et comme tout processus continu de changement, le cheminement démocratique a apporté au fil du temps, son lot de modifications positives (plus de libertés individuelles) et négatives (perte des repères, nouveaux tabous et affaiblissement croissant de l’autorité). Une fois enclenchée, une révolution doit périodiquement se recadrer et se remettre en question. Même si le discours idéologique novateur, pour pouvoir s’affirmer et s’établir, se mue rapidement à son tour, en système fermé.

 

L’espace d’idéalisme voire d’utopie me fait revivre même si j’en connais pertinemment les limites. Je me dis que peut être Mai 2018 au Liban (les élections) apportera à la jeunesse et à la société civile le changement souhaité. Une guerre de presque cinq décennies devrait apporter un sursaut citoyen et une nouvelle prise de conscience.

En sortant de la Sorbonne, Paris est entièrement sous la neige et cette blancheur lumineuse m’éblouit.
 
 
D.R.
« La mondialisation transforme la notion de civilisation et de culture. Elle nous transporte ailleurs et dépose sur nos seuils des ailleurs multiples. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166