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Monde arabe : radicalisation et contre-révolution en marche


Par Bachir el-Khoury
2017 - 07
C’est À l’heure où les aviations américaine et russe continuent, chacune de son côté, de sillonner les ciels syriens et irakiens, soutenues distinctement au sol par une panoplie de milices et d’armées pour finir de réduire à néant le califat autoproclamé de l’État islamique, la « fin » de Daech, annoncée pour fin 2017 par certains experts, n’en sera pas une, même si son territoire est rayé de la carte. L’organisation terroriste la plus puissante de l’histoire se transformera, le cas échéant, à l’instar de celles qui l’ont précédée et qui pourraient lui succéder, en organisation clandestine, virtuelle et réelle, basée sur un réseau de cellules éparses et connectées à la fois aussi bien dans la région qu’en Europe, en Asie et ailleurs, non moins dangereuses qu’un « État » visible, plus facile d’ailleurs à cibler.

Daech n’est pas mort et ne mourra pas tant que l’épine n’est pas arrachée à sa racine. À défaut d’une obturation en profondeur de la tumeur, la nébuleuse extrémiste continuera de se propager, de muter, jusqu’à se métastaser. Daech n’est surtout pas un phénomène récent ou ponctuel, et son « éradication » ne saurait ainsi se confiner à des actions uniquement ponctuelles. Au-delà des dimensions idéologique et religieuse ultra-radicales, la pauvreté, les inégalités, l’absence abyssale d’emplois et de perspectives, notamment parmi les jeunes – découlant de modèles économiques rentiers ou semi-rentiers –, ainsi que la monopolisation des ressources économiques par une poignée d’hommes au pouvoir pendant plus d’un demi-siècle, ont pesé, au moins autant, si ce n'est davantage, dans cette montée fulgurante du terrorisme islamique. 

Al-Qaïda, Daech, al-Nosra, Boko Haram, les Shébabs et d’autres organisations acolytes ne sont ainsi que les variantes d’un même malaise, d’un même désespoir, que les responsables arabes et occidentaux s’obstinent toujours – par ignorance ou délibérément – à ignorer. 

Fait d’autant plus inquiétant : sept ans après le début des soulèvements arabes, la contre-révolution semble bel et bien en marche, y compris dans les pays ayant échappé à l’« hiver islamiste » et réussi à instaurer un semblant de stabilité.

Si la Syrie, le Yémen et la Libye sombrent toujours dans le chaos – lequel ne cesse d’ailleurs d’enfoncer le clou terroriste en alimentant le tandem paupérisation/radicalisation –, d’autres se sont engagés dans un genre différent de marche inversée de l’Histoire, à la fois politique et économique, couronnée, dans le cas égyptien, par le putsch militaire mené il y a quatre ans et l’intronisation d’un nouveau Raïs, qui réitère les mêmes pratiques et erreurs que ses prédécesseurs. Outre la dérive dictatoriale, le changement du paradigme économique a été enterré, ou du moins reporté, au profit d’une résurrection du modèle ante ou d’une continuité de jure de la philosophie, de la vision et du type de réformes économiques. Le plan « Vision 2030 » présenté à l’occasion de la conférence économique de Sharm el-Sheikh consacre cet état de fait, en dépit de certaines promesses théoriques louables. En attendant leur mise en œuvre, le nouveau pharaon ne cesse toutefois de multiplier les annonces tonitruantes et fortement médiatisées de projets extravagants visant, derrière une stabilité et une croissance en trompe l’œil, à asseoir son pouvoir et à renforcer le rôle économique de la caste militaire. L’extension du Canal de Suez, un projet de plus de huit milliards de dollars, la construction d’une nouvelle capitale faisant douze fois la taille de Manhattan – un projet de 45 milliards de dollars – ou encore la construction d’un pont au-dessus de la mer rouge reliant l’Égypte à l’Arabie, sont loin de répondre aux défis structurels du chômage des jeunes, des inégalités, de la pauvreté – qui touche 40% de la population égyptienne – ou encore de la corruption, du manque de couverture sociale et de l’analphabétisme – ces détonateurs à l’origine, du moins partiellement, de la Révolution du 25 janvier.

Même en Tunisie, seul pays à s’être relativement engagé sur la bonne voie au niveau politique, la révolution économique n’est toujours pas sur les rails. Le chômage reste élevé, notamment parmi les jeunes et la frange qualifiée de la population active ; désormais 30% des jeunes diplômés sont à la recherche d’un emploi. En parallèle, la corruption ne cesse de sévir. En 2015, le pays a encore reculé au classement de Transparency International, arrivant 76e parmi 168 pays – le pire résultat depuis la Révolution du Jasmin. Cette persistance des failles structurelles est, sans doute, à l’origine des manifestations violentes qui ont secoué le pays début 2016. 

La même contre-révolution est observable au Maroc, où un mouvement de protestation parti du « rif » se poursuit depuis huit mois contre le Roi et ses politiques économiques, axées sur le centre aux dépens de la périphérie et favorisant certains secteurs à d’autres.

L’heure est ainsi plus que jamais au bilan et à une lecture approfondie et critique aussi bien du fait terroriste et de l’action anti-terroriste que du concept même de développement. Donald Trump, Vladimir Poutine, Abdel Fattah el-Sissi, Caïd Essebsi, Mohamad VI et d’autres responsables locaux et internationaux continuent de se tromper de cibles et de moyens, tout comme l’avaient fait, sciemment ou pas, leurs prédécesseurs.

Inutile de rappeler que « la guerre contre le terrorisme » lancée par Georges Bush au début des années 2000 a donné naissance, quinze ans plus tard, à un monstre d’autant plus périlleux qu’Al-Qaïda et Ben Laden, qu’on croyait pourtant « vaincus ».

Les stratégies actuelles – largage de bombes pour « éradiquer le terrorisme à sa source » et absence ou mauvaises réformes politiques et économiques – s’inscrivent dans cette même logique susceptible d’aboutir, dans une dizaine d’années, à un nouveau dénouement au moins aussi hasardeux.
 
 
D.R.
« Daech n’est pas mort et ne mourra pas tant que l’épine n’est pas arrachée à sa racine. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166