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Délit de fraternité


Par Youssef Mouawad
2017 - 02
Y a-t-il un délit de fraternité ? Non, bien sûr que non. Mais il y a un « délit de solidarité », et jusque dans le pays des droits de l’homme. Ce délit fait référence au Code réglementant le séjour des étrangers en France. L’article 622-1 dudit Code dispose que « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France », est passible d’une peine de prison allant jusqu’à 5 ans et d’une amende de 30 000 euros. À la base, ce texte était censé lutter contre les réseaux clandestins de passeurs ou de trafic humain, mais c’est son utilisation contre des bénévoles venant en aide aux migrants qui lui a valu pareille appellation. L’expression « délit de solidarité » est apparue, semble-t-il, en 1995 à la suite des multiplications des procès contre des citoyens ayant porté secours aux sans-papiers.

Mais à ce jour nous sommes rassurés : une relaxe a été prononcée le 6 janvier dernier, à l’égard du professeur du CNRS Pierre-Alain Mannoni. Il était poursuivi pour avoir convoyé trois Erythréennes qui allaient se faire soigner à Marseille. Le procureur du tribunal correctionnel de Nice, qui avait requis six mois de prison avec sursis, n’avait pas lu Derrida, le philosophe qui fait la distinction entre une forme d’hospitalité et une autre. À l'égard d'un visiteur, deux attitudes sont possibles estime le philosophe de la déconstruction : l'invitation si je reçois d’après les règles en usage chez moi et la visitation si je laisse ma maison ouverte. Ainsi mon hospitalité serait conditionnelle dans le premier cas de figure, et inconditionnelle, ou pure, ou absolue dans le cas suivant. L'étranger de la visitation, qu'on appelle aussi « arrivant absolu », est indéterminé ; il peut être n'importe qui. Pour l'accueillir, les barrières immunitaires, qui me protégeaient, doivent être baissées. J’accepte donc que le visiteur fasse la loi chez moi, même si ce « chez moi » devient impossible à vivre*.

Mais la justice n’a que faire de ces distinguos subtils ; il n'y a que la loi : dura lex sed lex. Le passeur a commis un délit, en accordant l’aide à des étrangers, il doit être condamné avec une fermeté exemplaire. C’est l’argument des patriotes !

Rappelons que la France n’a pas l’exclusivité de ce repli identitaire, loin de là et par ailleurs elle ne peut assumer à elle seule toute la misère du monde, dirait Michel Rocard. D’où cet autre exemple européen : en mars 2016, une activiste danoise a été pénalisée pour avoir pris en autostop une famille de réfugiés syriens qui se rendait à pied à Copenhague.

Tudieu, à quoi sommes-nous réduits ? Bien sûr qu’on peut invoquer la loi. Nous sommes après tout en Europe, une zone balisée par les réglementations et les directives. Et puis non, ce ne sont ni la justice formelle ni la bonne gouvernance qui ont fait l’Europe, n’en déplaise aux divers courants nationalistes. Ce qui a fait l’Europe, c’est quelques mots de l’Antigone de Sophocle qui dit qu’il y a des lois qui transcendent celles faites par les hommes, ces lois ne sont pas écrites mais elles sont inébranlables. Ce sont celles des dieux, « elles ne datent ni d’aujourd’hui ni d’hier et nul ne sait le jour où elles ont paru ».

Et ce sont les lois naturelles, le droit des gens et les lois de l’hospitalité et du cœur….

*C’est la situation qu’illustra l’OLP en prenant ses aises au Liban. Et c’est l’exemple-type du passage, par glissements progressifs, de l’invitation à la visitation.
 
 
D.R.
La France n’a pas l’exclusivité de ce repli identitaire.
 
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