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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Fin de culture ?


Par Michel Hajji Georgiou
2016 - 04
Aux dernières nouvelles, l’armée du régime syrien a repris à Daech la citadelle de Palmyre. Le patrimoine de l’humanité est en de bonnes mains. Dormez en paix, mortels, d’Orient en Occident : le tyran bien-aimé veille, pourfendant, tel Saint Georges sur son blanc destrier, toutes les créatures infernales.

Mais qu’attend-on encore pour immortaliser l’humanisme de l’homo assadus ? Où sont les Rembrandt et les Klimt des temps modernes ? Bachar el-Assad ne mérite-t-il pas la place du beau chevalier d’or aryen sur la frise Beethoven, dans une version plus glauque et sanglante, qui ornerait, à Damas, noblesse oblige, les murs d’un Palais Sécession revisité à la baassiste ?

D’Est en Ouest, des confins de la terre, que de leaders, d’artistes, de journalistes ou de chefs spirituels ne viendraient-ils pas aussitôt s’agenouiller religieusement devant telle représentation, aussi belle que vraie, aussi digne que transcendante, de l’avenir de l’homme… 

* * *

Mais trêve de pacotilles. Car la propagande assadiste, même raillée ou vilipendée, tient plus du petit film d’horreur de supermarché que de Leni Riefenstahl.

La « victoire » de Palmyre contre les monstres de l’État islamique, un peu moins d’un an après que le régime ait lui-même livré la ville aux mercenaires, représente l’épisode archétypal d’une perfidie qui n’a que trop duré, parfaitement représentative de cette vaste entreprise de perversion visant à faire passer un boucher et tueur d’enfants pour un philanthrope.

Au bout de cinq longues années d’une guerre hyper-médiatisée, une bonne partie du monde refuse toujours de sortir de la Caverne. La dernière visite de députés français d’extrême-droite (douce et dure) à Damas – avec ce selfie symbolique immortalisant la rencontre épique entre deux haines qui se nourrissent l’une l’autre –, est l’expression la plus récente de cette cécité volontaire qui n’a rien à envier au mal décrit voici près de cinq siècles par La Boétie. D’ailleurs, servitude volontaire il y a bien : à l’ignorance et à la connerie. Les champions de l’extrême-gauche, du reste, n’auront pas fait mieux. 

D’aucuns avaient pourtant mis en garde, dès les premiers mois de la révolution, contre l’inépuisable penchant du régime pour innover dans le chaos, et sa capacité de recourir à toutes sortes de maléfices – testés, du reste, durant près d’un demi-siècle au Liban : la répression, la violence brute, la torture, l’épouvantail islamiste et le mensonge de la protection des minorités, l’incroyable déplacement de population vers l’autre rive de la Méditerranée ou encore le recours à la bonne vieille stratégie du pompier-pyromane. L’Occident a toutefois largement préféré la politique de l’autruche. 

À défaut de vouloir s’attaquer au cœur du problème, l’abominable Assad, et de l’envoyer rejoindre Karadzic, c’est Daech, l’épiphénomène né de cette « immanence de l’enfer » sur terre – l’expression est de George Steiner – qui est devenu la fixation obsessionnelle de tout un chacun.

Sans conteste, ce n’est pas la Syrie qui est aujourd’hui l’homme malade du monde contemporain, mais le monde entier qui est malade de la Syrie, ultime syndrome d’une crise de la modernité.

Si la tragédie syrienne est révélatrice de quelque chose, c’est bien d’un effroyable effondrement des valeurs morales et d’un certain humanisme. La crise des migrants vers l’Europe réveille les extrêmes et marque le retour d’une haine raciste longtemps refoulée et que l’on croyait profondément enfouie dans les consciences, à l’ombre des sombres expériences du siècle dernier. Le populisme (et son cousin germain, le césarisme) – fût-il glacial et méthodique avec des relents de fascisme, comme dans la Russie de Vladimir Poutine, ou fiévreux, bruyant et brouillon, avec des accents évocateurs de Huey Long, comme dans l’Amérique de Donald Trump – revient en force, dans un univers où le verbe est désubstantialisé, noyé dans un déluge d’images abrutissantes et déshumanisantes. Le terrorisme recrute désormais, en Occident, dans les rangs d’outsiders de la société, incapables de s’adapter à un monde post-moderne et post-industriel, alors que pointent déjà les vieux démons de l’État sécuritaire aux dépens du patrimoine des libertés publiques. Quant aux inégalités sociales, elles n’ont de cesse de se creuser, au point d’ébranler les fondements du pacte social.

* * *

Du Nord au Sud, globalisation oblige, les mêmes problèmes menacent désormais l’ensemble de la planète. Jamais pourtant il n’a semblé si difficile de dégager, tant dans chaque société qu’à l’échelle de la planète entière, des références communes et des modèles d’identification, sans lesquels la société cesse d’être cohérente et la culture d’être vivante. 

Avons-nous enfoncé la « dernière porte du château de Barbe-Bleue », pour reprendre l’interrogation que posait déjà Steiner à l’aube des années 70 ? Sommes-nous désormais en plein désenchantement du monde, à comprendre non plus comme l’éclipse du religieux, mais plutôt comme celle, angoissante, de la rationalité ? Assistons-nous, tels des vampires paumés et désenchantés, à une fin de culture, selon la métaphore filmique du Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch ?

Au Liban, en tout cas, frappé de plein fouet, en marge du désastre syrien et régional, par la plus violente des crises politique, morale, intellectuelle, culturelle – le Liban des librairies qui ferment, de la presse qui coule, de la violence domestique, du système patriarcal, de la censure et de la bigoterie, des mafias des poubelles et des fibres optiques, de la malbouffe, de la crise de confiance jusqu’au divorce avec la classe politique, du Failed State, de la dislocation institutionnelle, de la justice biaisée, des armes illégales, du repli identitaire crétin et, last but not least, des richissimes godfathers-mentors de candidat(e)s à l’Unesco – le constat paraît plus que jamais affligeant. 

Faut-il pour autant inéluctablement appréhender le pire ? Ne reste-t-il pas nécessaire de laisser entrouverte la porte de l’espoir et de l’avenir ?

C’est invariablement l’optimisme qu’il faut choisir, en faisant non pas le choix de la résignation, mais celui de l’engagement pour la préservation de la culture du lien et du vivre-ensemble contre celle de l’exclusion et de la discorde, en unissant les « modérés » du monde contre ses « extrémistes », comme le dit si bien ce maître du sens et de l’espérance qu’est Samir Frangié. 

Le suicide par la chute dans la violence apocalyptique peut toujours être endigué. Il n’est jamais une fatalité, mais, au contraire, un choix volontaire.

La renaissance aussi.
 
 
D.R.
« Du Nord au Sud, globalisation oblige, les mêmes problèmes menacent désormais l’ensemble de la planète. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166