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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Pour le Liban


Par Richard Millet
2006 - 07
Nous autres Français (mais je crains qu’il en soit ainsi de la plupart des Européens) nous sommes la proie d’une étrange maladie : non seulement nous avons perdu le goût de la patrie, mais nous nous habituons à l’idée que l’État-nation est soluble dans l’Europe de Maastricht, que le renoncement à être soi empêchera les dérives totalitaires et que, redoutant le choc des civilisations, il n’est pas trop tôt pour devenir américain.
ll reste çà et là quelques pessimistes (le pessimisme est un bon point de vue politique) : des écrivains, généralement, qui se tournent vers l’Orient ; non pas l’Orient extrême, trop lointain, quoique déjà plus américanisé que nous, mais le Proche-Orient, berceau de civilisations. Et d’emblée s’impose l’image du Liban. Comment un aussi petit pays, où fut inventé notre alphabet, cette terre où, pour le meilleur et pour le pire, se côtoient dix-huit religions, cette république naguère déchirée par la première de ces guerres civiles essentiellement urbaines qui sont les guerres du nouveau millénaire, oui, comment ce pays pourrait-il nous donner politiquement à espérer?
C’est qu’il s’y passe quelque chose entre l’archaïque et le moderne, la religion et la laïcité, la fureur et le bruissement de l’espoir: un jeu subtil entre le passé et le futur. Quelque chose dont l’Europe n’est plus capable, et qui tient à ce qu’elle est, depuis la fin de la Yougoslavie, sortie de l’histoire. Quelque chose qui a la beauté des définitions négatives : le Liban n’est ni la fourmilière verticale de Hong Kong ni la holding vertigineuse de Dubaï ; il est lui-même, c’est-à-dire un rameau d’or de l’histoire.
Pour le dire autrement, tout pays est une idée reposant sur un consentement mutuel. S’agissant du Liban, pays de contrastes, d’invraisemblances, d’impossibilités et d’ouvertures, ce consentement est un paradoxe étonnant : l’Orient y est visible sans clichés et l’Occident sensible par sa culture dont les Libanais retiennent essentiellement ce qui leur sert à dialoguer avec le monde. Comme au Japon, la modernité libanaise s’invente à partir de sa tradition, et par tradition, entendons autre chose que le folklore ou la seule cuisine – eût-elle un rang international, comme l’italienne, la chinoise, la française. Rentré du Liban en 1967, j’ai compris que mon enfance prenait fin, non seulement parce que je m’exilais mais parce que je découvrais, à Paris même, une France vieillissante, grisâtre, prête à se renier. J’avais laissé la modernité sur les rivages de l’ancienne Phénicie.
Le Liban, c’est l’alliance millénaire de la montagne et de la mer : le nid d’aigle et le voyage : le séjour et l’errance, la fondation et la conquête. On me dira que le paysage libanais s’urbanise sauvagement ; que bientôt la montagne sera couverte de constructions inachevées ; que le Liban disparaîtra sous le béton ; sans doute. Mais peut-être faut-il rappeler que le paysage est une invention européenne, et qu’un pays, ce sont avant tout des hommes, souvent étonnants, qui savent que leur terre, du moins leur capitale, est un de ces lieux où se définit le monde, où se filtrent les ethnies et les races, où depuis des siècles les concepts politiques occidentaux sont en quelque sorte tournés en dérision pour en montrer la vanité autant que pour les adapter au particulier.
Beyrouth est une des portes de l’Orient – le vieux mot de Levant était plus juste, plus beau, surtout accordé à échelle : il disait une grandeur mystérieuse et une possibilité de s’élever, ou encore, pour parler comme Nadia Tuéni, pour s’habiller de lumière. On y sent le frémissement de l’histoire autant que les grands souffles des déserts et du passé. Un Français ne va pas y chercher le miroir de sa grandeur déchue, les derniers éclats d’une époque où le bassin méditerranéen parlait français et où la France protégeait les chrétiens du Levant. La France n’est plus chrétienne que dans la gêne ou la honte ; elle est une idée qui s’est brisée sur la Sécurité sociale et la retraite à 60 ans, comme dans son incapacité à nommer désormais le monde en français.

 Je ne reviens pas seulement au Liban pour y retrouver les couleurs de mon enfance, mais écouter une musique singulière : celle du temps occidental qui s’arrête pour me faire pénétrer dans une temporalité qui me donne à espérer que la France et l’Europe retrouvent le goût d’être elles-mêmes autrement que sur un terrain de football ou dans une démocratie qui finit par se mordre la queue à force d’être sûre de son droit et de vouloir l’imposer partout. Comme tous les peuples d’Orient, les Libanais veulent être libres ; et comme tous les peuples du monde, ils ne savent que faire de leur liberté ; mais peut-être savent-ils, au fond, qu’elle n’est le souverain bien des nations que dans la mesure où seul importe ce qui nous pousse vers elle, comme le vent dans les branches des cèdres.
 
 
© Hannah / Opale
 
2020-04 / NUMÉRO 166