FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Le point de vue de...
Lire en arabe


Par Jabbour Douaihy
2006 - 12
Éditeurs et auteurs arabophones se plaignent sans cesse du manque de lecteurs, considérant même qu’un Arabe qui lit est un dinosaure en voie de disparition...

Et dire que nous sommes réputés comme gens du maktoub, l’éternelle prédestination orientale ! Le maktoub oui, mais pas nécessairement l’« écrit ». Ne sommes-nous pas aussi appelés « gens du Livre », ahlou al-kitab dans ce Moyen-Orient de tous les monothéismes ? Les chrétiens, les juifs et surtout les musulmans sont concernés, les uns avec la somme historico-épique de la Bible ou l’écriture biographique et exemplaire des évangélistes, les autres avec l’injonctif divin du Coran dont la premier verset révélé selon la tradition commence d’ailleurs par l’apostrophe : Iqra’, littéralement :  « Lis au nom de ton Dieu... ». On aurait aimé voir dans ces paroles sacrées une invitation à la lecture telle que nous la concevons aujourd’hui, mais un savant rapprochement étymologique avec l’araméen ou le syriaque a fini par donner un autre sens, plus plausible, à cet ordre divin, dédouanant du coup les fidèles : « Invoque le nom de ton Dieu... ».

Gens du Livre nous sommes donc, mais non gens de lecture comme le veut la fameuse phrase attribuée au général Moshe Dayan auquel on disait que le scénario de la guerre de 1967 était déjà publié dans la presse et que l’attaque israélienne était annoncée : « On le savait, mais on savait aussi que les Arabes ne lisent pas... », aurait-il répondu. Phrase aigre, lapidaire, mais très révélatrice.

Les Arabes ne lisent-ils pas ou ne lisent-ils plus ? Le constat amer apparaît pourtant relatif lorsqu’on remarque, dans les Salons du livre, la multiplication des stands religieux au détriment des éditions « profanes ». Le Coran, les tafsirs ou autant de commentaires explicatifs du texte coranique, le hadith ou tradition du Prophète, la sira, vie du Prophète, le fikh, jurisprudence, sans parler de la médecine coranique et autres « sciences » annexes... Pourtant, ce phénomène ne signifie nullement que le lectorat est en expansion puisque la lecture, l’autre, commence seulement lorsque l’« individu » choisit son propre livre. En réalité, les problèmes qui retardent l’élargissement du lectorat sont multiples : un grand taux d’analphabétisme dans le monde arabe, un autre taux, aussi élevé, de pauvreté, des programmes scolaires plutôt tournés vers une tradition littéraire éculée, un mode de vie, d’habitat (la lecture n’est-elle pas aussi un acte solitaire ?), de transport (on sait le rôle du train ou du métro dans la lecture de consommation en Occident), un emploi du temps chargé...  En outre, la modernité, en faisant irruption dans la société arabe et en la « contaminant » par le biais de phénomènes ravageurs (la télévision, l’Internet, etc.),  a conduit à la « désertion » du livre. Pourquoi ? Parce que la lecture n’était pas suffisamment ancrée dans le milieu arabe pour résister à cette invasion. Ou que la jeunesse, en voulant participer pleinement aux nouvelles technologies, a jugé la lecture dépassée et trop passive. Quoi qu’il en soit, le constat est affligeant : un immense espace culturel (300 millions d’Arabes) avec une grande disparité (qu’on nous cite des auteurs du Maghreb !), mais une faible circulation des produits culturels, une triste réalité qui fait qu’à Beyrouth et même au Caire, ville populeuse, le tirage moyen des romans ayant un certain succès ne dépasse guère les deux ou trois mille exemplaires, la censure, la distribution défectueuse à cause des barrières douanières et politiques entre pays arabes, le nombre limité et la mauvaise qualité des traductions (tout ce qui a été traduit vers l’arabe depuis le calife al-Ma’moun  au IXe siècle jusqu’à nos jours égale ce qui se traduit actuellement vers l’espagnol en une seule année), l’absence de véritable capitale culturelle (Paris est le lieu de consécration des écrivains arabes eux-mêmes) qui donnerait le ton, distribuerait les prix et établirait les repères...

Nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation où le nombre d’écrivains arabes qui vivent de leur plume se compte sur les doigts d’une main, où les poètes, à l’exception d’un seul ou deux, sont obligés de publier à compte d’auteur, et où le roman qui se vend le mieux à Beyrouth est publié en... français. C’est à se demander s’il y eut vraiment un temps où l’Égypte écrivait, le Liban publiait et l’Irak lisait...
 
 
D.R.
Il n’y a de siège plus cher que la selle d’un coursier Il n’y a de meilleur compagnon que le livre Al-Mutanabbi
 
2020-04 / NUMÉRO 166