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Débat dans un salon de coiffure


Par Samir Frangié
2007 - 03
Un phénomène curieux s’est produit à Beyrouth : les salons de coiffure affichent désormais une pancarte demandant à leurs clients de ne pas parler de politique. Pourquoi ? Pour leur éviter probablement de se faire crêper le chignon par un client qui se substituerait au coiffeur suite à un échange politique qui aurait mal tourné. Mais de quoi peut-on parler aujourd’hui dans un salon de coiffure sinon de politique ? Faut-il se résigner à se faire couper les cheveux en silence ? Est-il possible de parler d’un sujet qui ne risquerait pas de « déraper » et de « provoquer » le client d’à-côté ?

Jamais peut-être depuis la guerre, les Libanais n’ont été aussi divisés. Et cette division est d’autant plus radicale que personne n’essaie,  de part et d’autre, de jeter une passerelle ou de nouer un dialogue. L’effort à faire est jugé d’office inutile. Le clivage est absolu et s’étend partout, dans les lieux de travail, les écoles, les universités, les hôpitaux, les transports publics, et même au sein des familles dont l’unité est aujourd’hui rudement mise à l’épreuve. Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi les Libanais, généralement enclins à trouver des compromis, ont-ils brutalement versé dans une logique binaire qui ne leur ressemble pas ? Parce qu’ils évoluent dans des univers parallèles qui ne se rencontrent pas.

Les partisans du « 14 mars » estiment même, sans le formuler d’une manière explicite, que l’enjeu de la bataille en cours est décisif pour l’avenir du pays. Le problème pour eux est d’ordre existentiel : « être ou ne pas être ». Pour les partisans du « 8 mars », les enjeux sont d’une autre nature. Ils ne relèvent pas d’une logique existentielle, mais sont d’ordre matériel : des armes à conserver, une présidence à gagner, une part plus grande à obtenir dans le gouvernement … Bref, une logique d’appropriation ou, pour être plus précis, de réappropriation.

Quel compromis trouver entre ces deux positions ? Les premiers disent vouloir vivre dans un pays libre, les seconds dans un pays qu’ils contrôlent. Peut-on proposer, par exemple, de hiérarchiser ces deux logiques à l’œuvre en donnant la priorité à l’indépendance et à la souveraineté du pays et voir ensuite qui devrait diriger l’Etat appelé à gérer ce pays indépendant ? Difficilement, car les partisans du « 8 mars » ne se sentent pas concernés par la question. Pour la majorité d’entre eux, le Liban a toujours été indépendant et souverain, même et peut-être, pour certains, surtout sous la tutelle syrienne.

Que faire alors ? Attendre et voir comment les choses pourraient évoluer dans la région ? Non ! Il faut recommencer à parler dans nos salons de coiffure en évitant toutefois de nous étriper. Pourquoi faut-il parler alors que nous évoluons dans des constellations différentes ? Tout simplement parce que nous sommes condamnés à vivre ensemble et donc à gérer au mieux notre maison commune. Peut-on vraiment le faire ? Oui ! Car la logique de pouvoir qui est à l’œuvre au « 8 mars » ne concerne que les « chefs », leurs gens sont ailleurs. Eux aussi veulent vivre dans un pays  capable d’assurer un avenir décent à tous ses citoyens. Mais pourquoi alors sont-ils au « 8 mars » ? Parce que les hasards de l’existence l’ont ainsi voulu pour la majorité d’entre eux, prisonniers d’une appartenance qui façonne leurs choix ou d’une mémoire historique qui les tient rivés au passé. Mais il est possible de dépasser les déterminismes de la génétique et les traumatismes de l’histoire si on parvient à refaire de nos lieux de rencontre, dans les salons de coiffure et ailleurs, des lieux d’échanges et de discussions.

Il y avait, dans nos manuels d’histoire, deux caricatures sur les débats passionnés qui avaient divisé la France à la fin du XIXe siècle sur « l’affaire Dreyfus » du nom d’un officier de religion juive injustement condamné pour espionnage au profit de l’Allemagne. La première représentait des gens respirant la joie de vivre festoyant autour d’une table bien garnie. La seconde représentait ces mêmes gens en train de s’entre-égorger  autour de la même table avec pour légende : « Ils en ont parlé ». Quand  donc les Libanais pourront-ils se retrouver sans s’entretuer, mais en parlant quand même de leur « affaire » ?
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166