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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Percy Kemp
2015 - 02
Il y a de cela une trentaine d’années, s’embarquant dans une politique pour le moins osée et emplie de dangers pour le pays fracturé dont il venait d’hériter, un président libanais avait, dans un discours demeuré célèbre, promis à ses concitoyens que sous son égide le Liban entrerait de plain-pied dans l’histoire. Entendant quoi l’un de ses détracteurs qui avait le sens de la répartie avait fait remarquer que ce président ferait sans doute entrer le pays dans l’histoire au prix de sa sortie de la géographie. 

Longtemps, et tant, depuis les bancs de l’école, histoire et géographie avaient été pour moi intimement liées, tant, aussi, l’histoire m’apparaissait être tout aussi intimement liée à la géopolitique et à la géostratégie (qui, comme le préfixe grec Gé qui les introduit le suggère, sont, au même titre que la géographie, géo-centrées), ce mot caustique m’avait fait sourire.

Récemment cependant, j’en suis venu à me dire que l’union sacrée de l’histoire et de la géographie battait sérieusement de l’aile?; qu’au cours des deux ou trois dernières décennies, l’histoire avait entamé une révolution en vue de s’affranchir des contraintes que la géographie faisait peser sur elle?; et qu’un jour prochain viendrait, quand elle prendra définitivement le pouvoir sur sa fidèle mais désormais si encombrante compagne. 

Rien n’illustre à mes yeux mieux ce mouvement d’émancipation de l’histoire vis-à-vis de la géographie que les mesures mises en place par les États-Unis, superpuissance d’aujourd’hui, pour neutraliser leurs adversaires et asseoir leur domination. 

Il y a deux siècles de cela, désireux de mettre son ennemi anglais à genoux, Napoléon avait eu recours à un blocus continental. Aujourd’hui, souhaitant arriver aux mêmes fins avec leurs ennemis, les États-Unis n’ont nul besoin de couvrir les flots de leurs navires de guerre – contrôlant les ports, patrouillant les côtes et bloquant les détroits?–, ou d’obscurcir les airs de l’ombre de leurs chasseurs interceptant les avions-cargos de contrebande. Désormais les sanctions ont remplacé les blocus, et de simples mesures informatiques et électroniques – mesures a-topiques ne s’inscrivant dans aucun topos et ne relevant d’aucune géographie – y suffisent. 

Plus éloquents encore sont les systèmes d’armes a-topiques que les États-Unis déploient en appui à leur hégémonie, notamment les missiles de croisière, les bombardiers à longue portée et les drones de combat, armes qui s’inscrivent plus dans l’espace que dans le territoire, et qui relèvent plus d’une certaine spatiographie que d’une simple géographie.

Certes les armes a-topiques ont de toujours existé. Au fil des siècles, flèches, frondes, javelots, balles de mousquet, mitraille, boulets de canon, obus de mortier, tapis de bombes et avions de combat auront tour à tour été utilisés comme autant de moyens de projection en avant de la force militaire, préparant le terrain devant l’avancée des troupes terrestres (des troupes topiques). Ce qui est néanmoins nouveau aujourd’hui c’est que les armes américaines a-topiques ne sont plus déployées en conjonction avec d’autres armes en vue d’envahir un territoire donné pour, éventuellement, l’occuper, mais qu’elles le sont en lieu et place de celles-ci, leur déploiement ayant pour but premier de contrôler un territoire par télédomination (c’est-à-dire, par domination à distance), sans avoir pour cela ni à l’occuper ni à le gérer. 

Par-delà la contingence du conflit ukrainien dans lequel il s’inscrivait, serait-ce, je me le demande, en ce sens qu’il nous faudrait interpréter le discours que le président américain avait prononcé à Bruxelles en mars dernier, lorsqu’il avait dit?: «?Contrairement aux Russes en Crimée, nous, nous n’avons pas annexé l’Irak après l’avoir envahi.?»?? Si c’est le cas, alors, il nous faudrait conclure que contrairement à tous les empires qui l’auront précédé et qui auront tous été des empires territoriaux, l’empire américain serait le premier à vocation spatiale?; le premier qui ne procèderait plus par simple expansion horizontale?; le premier qui, évitant le territoire et ses nombreux obstacles, faisant aussi l’impasse sur les multiples problèmes liés à la gestion au quotidien des pays conquis, peut d’ores et déjà prétendre faire l’histoire tout en ignorant la géographie. 

Comment, sinon, comprendre cet autre mot du président américain qui, au sommet du G7 du printemps dernier, disait sur un ton de mépris que la Russie empêtrée dans le bourbier ukrainien «?n’était rien de plus qu’une puissance régionale?»?? Puissance régionale, par opposition, évidemment, aux États-Unis, seule puissance véritablement globale. 

De fait, alors que les autres nations continuent de raisonner en termes de géopolitique et de géostratégie et d’évoluer à ras de terre (à ras de Gé), les Américains réfléchissent déjà en termes de spatiopolitique et de spatiostratégie et évoluent déjà dans un cyberespace lisse, loin des aspérités si irritantes du territoire et de ses innombrables complications?: loin, en fait, de toute géographie. 

Cela dit, et quoiqu’ils aient tourné le dos à la géographie et qu’ils n’aient plus, si j’ose dire, les pieds sur terre, les Américains, on le voit bien au quotidien, n’en pèsent pas moins lourdement sur l’histoire. Précisément comme un ciel bas pèserait sur la terre. Ou alors, pourrait-on aussi dire, comme, du haut de l’Olympe, les Immortels pèseraient sur le destin des mortels.
 
 
© Jean-Luc Bertini
« L’union sacrée de l’histoire et de la géographie bat sérieusement de l’aile. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166