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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Biographie
Caravage : peindre, aimer, mourir


Par Jabbour Douaihy
2019 - 10


L’histoire de Yannick Haenel avec la peinture de Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage, commence très tôt, à quinze ans, dans un pensionnat, avec le détail d’un tableau dont il ne connaissait pas l’auteur : dans un livre d’art, il tombe sur une jeune femme qui le fascine : « Vêtue d’un corsage blanc elle se dressait sur un fond noir ; elle avait des boucles châtain clair, les sourcils froncés et les beaux seins moulés dans la transparence d’une étoffe. »

À trente ans, à Rome, au Palazzo Barberini, il retrouve le tableau complet, Judith décapitant Holopherne, et cette dualité baudelairienne, la victime admirant la beauté et même le geste du bourreau, sera le point de départ d’un texte envoûtant. 
Dans une collection supposée être consacrée à des biographies (« Vies » chez Fayard), la voix de l’auteur occupe une grande partie du texte et c’en est d’autant mieux que cette « subjectivité » éclaire étrangement l’œuvre du grand peintre de la Renaissance.

La démarche tâtonnante d’abord et polarisée autour de cette figure féminine (« Penser à une femme, ce serait écrire ») finit par retrouver une forme, une méthode sous-jacente à ce périple caravagien. Haenel, en plus de son rapport au peintre, écrit surtout l’histoire de ses tableaux et nous sert, en petits condensés sporadiques, des éléments de sa vie « réelle » : un mélange de passion pour la peinture, d’acharnement au travail sous la protection des Sforza avec des commandes de l’élite romaine, et un « encrapulement » à outrance où se mêlent sans arrêt aussi les beuveries, les rixes, les duels et l’exil avec mort d’homme au bout du compte, la fugue servant de mode de « recréation » de la peinture.

Tout en décrivant sa rencontre avec chacune des œuvres du peintre éparpillées un peu partout dans les musées, Yannick Haenel finit par remonter la chronologie de cette production qu’il relie, et c’est la prouesse de ce livre, aux différents moments de la vie du peintre, allant de la jeunesse à l’approche de la mort. Cette lecture « biographique » des tableaux du Caravage est d’autant plus pointue qu’on n’est pas devant une œuvre de libre inspiration. Même si on peut retrouver son visage dans l’un ou l’autre de ses comparses, même si ses figures saintes prennent comme modèles des gens de la plèbe ou de la racaille qu’il ne cesse de fréquenter, le peintre né en 1571 et mort de maladie en 1610 s’inscrit dans la tradition de la représentation biblique à laquelle il ne pouvait pas déroger avec les commandes de ses protecteurs et celles des mécènes ecclésiastiques cherchant à décorer les églises. Le biographe s’adonne alors à une analyse sémiologique à laquelle se prêtent à merveille les chefs-d’œuvre du Caravage. Tout est « lisible » ici, les couleurs, surtout les couleurs avec le noir comme fond de toile dominant, reflet de la mort avec sa « présence aiguisée » et de plus en plus envahissante, les visages, les détails avec une portée symbolique parfois déroutante ainsi que la hiérarchie des formes. Ainsi, pour la Crucifixion de Saint-Pierre, c’est le postérieur de l’ouvrier préparant la croix à l’envers qui occupe tout l’avant-plan et pour la Conversion de Saint-Paul, le cheval écrase l’apôtre. La perspective choisie par le Caravage est souvent unique et même ses natures mortes parlent de sensualité (jusqu’à la fameuse Corbeille de fruits), le tout dessinant une trajectoire allant du désir physique, de la violence à peine contenue pour s’abîmer avec la maladie et l’approche de la mort en une palette sombre. 

Ce tour d’horizon de la peinture du Caravage devient sous la plume de Yannick Haenel, comme le dit la quatrième de couverture, « une initiation à l’absolu » après que la boucle se soit bouclée et qu’on ait retrouvé Judith ou plutôt son modèle, une certaine Fillide Melandroni dont le proxénète défiera le peintre en un duel fatal. Pourtant Caravage a déjà gagné le duel pour le ravissement de la fille : « En la peignant à plusieurs reprises ne l’avait-il pas anoblie par la peinture ? » Peindre, aimer, mourir, trilogie de La Solitude Caravage.


 
 
 BIBLIOGRAPHIE 
La Solitude Caravage de Yannick Haenel, Fayard, 2019, 336 p.

 
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166