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Biographie
La construction d'un mythe
Alexis Léger, dit Saint-John Perse, a constamment agi pour établir une image de lui-même fort loin de sa propre réalité, au carrefour de la littérature, de la diplomatie et de la politique.

Par Henry LAURENS
2009 - 03
Le biographe Renaud Meltz a dû mener une enquête détaillée, au point  de devenir un intime d'Alexis Léger, dit Saint-John Perse. Son travail, méthodologiquement exemplaire, démontre que l’on peut parfaitement démonter les récits des acteurs et établir la réalité de leurs parcours.

Né à la Guadeloupe en 1887 dans une famille blanche aisée, Alexis Léger s’est targué d’une origine aristocratique. On a beaucoup insisté sur le milieu créole dont il est issu, mais il a quitté définitivement son île natale à l’âge de douze ans quand sa famille s’est installée à Pau, en France. Il est profondément influencé par les idées anti-intellectualistes et vitalistes à la mode au temps de sa jeunesse. Il entre très tôt dans la vie littéraire en endossant le rôle du poète précieux rejetant toute tentation de gloire immédiate et de recherche de succès commercial. Mais il est déjà un maître de l’intrigue qui lui permet d’entrer dans le cercle des fondateurs de la Nouvelle Revue Française grâce à des amis comme Francis Jammes, Valéry Larbaud ou Paul Claudel. Il adopte le pseudonyme de Saint-Leger Leger puis celui de Saint John Perse.

S’inspirant du modèle de Claudel, il choisit la carrière diplomatique, qu'il embrasse en 1914, sous la puissante protection de Philippe Berthelot. Elle lui permet de ne pas être mobilisé comme soldat au début de la Grande Guerre puis d’être envoyé en Chine en 1916. Littérairement, sa correspondance diplomatique montre une perfection dans la splendeur formelle d’une logique qui confère à des considérations générales l’apparence d’une vision objectivement incontestable. Il se pose en initié aux mystères chinois, mais fréquente essentiellement le quartier diplomatique et les milieux officiels. C’est à cette époque qu’il compose son œuvre poétique la plus connue, Anabase. Elle n’est publiée qu’en tirage limité en 1923, puis le diplomate renonce officiellement à toute production littéraire.

Rentré en France en 1921, il devient un proche de Briand et de Berthelot qui, comme lui, ont été absents des négociations du traité de Versailles. Homme à femmes, il se sert aussi de ses maîtresses pour favoriser sa carrière professionnelle. À partir de 1925, il est l’ombre de Briand qui occupe la plupart du temps la fonction de ministre des Affaires étrangères. Grand travailleur, il est maintenant le rival de Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay, dont il mine sourdement les positions. Il établit ses réseaux dans le monde politique et construit sa clientèle dans le milieu diplomatique. Il sait manipuler la presse et les hommes politiques. Son ascension est extrêmement rapide. Il est dès lors identifié à toute la politique étrangère française. Il apparaît comme un «?homme de gauche?», mais soucieux des intérêts matériels français. En 1932, il réussit à déposséder Berthelot de ses pouvoirs puis à le remplacer dans ses fonctions de secrétaire général du ministère.

Il est l’homme qui a mené la politique étrangère française de 1933 à 1940. Son biographe est sans indulgence pour cette période particulièrement complexe?: «?Alexis n’eut pas toujours tort, ni ne fut le seul à se tromper?; mais il mit un talent vraiment singulier à tirer de chaque nouveau démenti la preuve de son habileté passée et le signe de sa clairvoyance à venir. Cette faiblesse est le revers de la force qu’il trouvait dans une mauvaise foi organisée et justifiée par la vertu créatrice de l’autosuggestion.?» De fait, Alexis Léger a fait de l’alliance avec la Grande-Bretagne le pivot de sa politique, quitte à sacrifier tout le reste. En tout, on trouvera dans ce livre un récit détaillé, alerte et désabusé de l’action diplomatique de la France dans cette période.

En mai 1940, Paul Reynaud le chasse de ses fonctions. Peu après, il fuit l’invasion allemande et se réfugie en Angleterre puis aux États-Unis. Il se pose en victime du régime de Vichy qui, il est vrai, lui enlève sa nationalité française. Mais il est aussi un ennemi de De Gaulle. Durant son séjour à Washington pendant les années de guerre, il multiplie les intrigues contre le chef de la France libre, croyant par là pouvoir revenir à d’importantes fonctions politiques. En 1945, il décide de rester aux Etats-Unis, devenu le lieu d’un exil volontaire. Il reprend son œuvre poétique et se consacre à l’édification de son personnage de grand écrivain. Il fait tout ce qu’il faut faire pour avoir le prix Nobel de littérature qu’il obtient en 1960. Il meurt en 1975 ayant réussi de son vivant à créer sa légende.

Renaud Meltz nous a montré ici combien les mystifications littéraires et politiques d’Alexis Léger nous permettent de mieux comprendre son temps et sa société. S’il détruit l’image de chevalier intègre, il nous restaure l’homme dans la complexité de sa propre invention de lui-même. Ce gros livre mérite les meilleures appréciations pour l’étude historique du personnage d’Alexis Léger, l’auteur ayant laissé à d’autres le soin d’évaluer l’œuvre poétique et littéraire de Saint John Perse.

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Alexis Léger dit Saint John Perse de Renaud Meltz, Flammarion, 2008, 848 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166