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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Biographie

Roland Barthes, l'incontournable critique littéraire et sémiologue, qui fut l'un des principaux animateurs du structuralisme et de la sémiotique en France, aurait eu 100 ans cette année.

Par Josyane Savigneau
2015 - 02
Mort à Paris le 26 mars 1980 à 64 ans, après avoir été renversé quelques semaines auparavant par une camionnette, Roland Barthes était né à Cherbourg le 12 novembre 1915. 2015 va donc être une année de célébration, où vont se succéder publications et manifestations. Parmi elles, une exposition à la Bibliothèque Nationale de France, du 5 mai au 26 juillet, «?Les écritures de Roland Barthes, panorama?»?; en mai, grâce à Éric Marty, ancien élève de Barthes et un des meilleurs connaisseurs de son œuvre, Album, inédits, correspondances?; à l’automne, La préparation du roman, cours au Collège de France 1978-1980 et L’amitié de Roland Barthes, de Philippe Sollers (tous aux éditions du Seuil).

Cette série d’hommages s’ouvre par une magistrale biographie de Tiphaine Samoyault, qui a eu accès à tous les manuscrits, à la correspondance et au fichier que Barthes a tenu tout au long de sa vie. Son travail –?700 pages??– est très complet, sans être jamais pesant, offrant un vrai plaisir de lecture. C’est une biographie intellectuelle, qui accorde peu de place à l’anecdote. Tiphaine Samoyault reste discrète, comme Barthes l’était lui-même, sur son homosexualité, qu’il a toujours dissimulée à sa mère, avec laquelle il a vécu jusqu’à la mort de celle-ci en 1977. Sans toutefois occulter ses amours et ses échecs.

On pourrait placer ce livre sous le signe d’une phrase de Barthes dans Roland Barthes par Roland Barthes (Seuil 1975)?: «?On écrit avec du désir et je n’en finis pas de désirer.?» En lisant Tiphaine Samoyault, on n’en finit pas de désirer comprendre, et de comprendre mieux. Elle combat avec bonheur tous les clichés qu’on entend depuis des années sur le structuralisme et ses supposés méfaits pour la littérature. Elle met à mal aussi l’idée, trop répandue depuis la publication posthume, en 2009, du Journal de deuil, d’un Barthes absolument mélancolique.

Elle explore minutieusement l’existence de Barthes et son œuvre, sa manière de renouveler la lecture des textes, du Degré zéro de l’écriture (1953) à La chambre claire (1980), sorte de tombeau de la mère, en passant bien sûr par Mythologies (1957). Les «?mythologies?», qui demeurent une lecture savoureuse, sont 53 textes écrits au fil de l'actualité, de 1954 à 1956, qui éclairent, souvent avec humour, certains «?mythes?» de l'époque, par exemple, le strip tease, le catch, le tour de France, mais aussi le célèbre procès Dominici ou le steak frites si français. Roland Barthes n'a pas écrit de roman, mais il y a du romanesque dans tous ses livres notamment dans le très beau Fragments d'un discours amoureux. Sous la forme du fragment, qu'il affectionne, Barthes s'appuie sur des romans, sur la poésie, la musique pour appuyer sa réflexion sur divers thèmes, en 79 notices, de «?s'abîmer?» à «?vouloir saisir?», en passant bien sûr par... «?jalousie?»... 

Après une enfance marquée par la mort de son père, en 1916, Roland Barthes a une jeunesse bridée par la maladie, la tuberculose pulmonaire. Entre 1934 et 1946 il fait de nombreux séjours en sanatorium, ce qui l’empêche en particulier de se présenter au concours de l’École Normale Supérieure. Tiphaine Samoyault le suit dans toutes ses difficultés comme dans ses passions, la musique, le théâtre. Elle s’attarde à son engagement pour le théâtre populaire, à sa découverte de Brecht. Elle analyse les étapes qui font de lui un intellectuel controversé par les conservateurs – la fameuse querelle autour de Racine avec le professeur Picard –, puis en vue et reconnu, un professeur admiré – les étudiants qui suivaient ses séminaires en parlent encore avec enthousiasme – jusqu’à son entrée au Collège de France en 1976, avec sa fameuse leçon inaugurale. Comme pour scander son récit, ou peut-être offrir au lecteur des pistes de réflexion nouvelles, elle consacre quatre chapitres aux relations de Barthes avec Gide, Sartre, Foucault, Sollers.

André Gide est la référence première et peut-être, au bout du compte LA référence. «?La relation de Barthes à Gide est plus de l’ordre de l’adhérence que de l’adhésion?», écrit Tiphaine Samoyault. «?La lecture de Gide est ce qui place le désir entre les apprentissages et Barthes, entre lui et la lecture, entre lui et l’écriture, entre lui et les garçons.?»

Sartre et Barthes n’ont fait que se croiser, mais ils ont en commun le souci de comprendre «?une vie prise dans l’époque et qui puisse donner en même temps une certaine représentation de l’époque?». De l’extérieur, montre Tiphaine Samoyault, ils offrent le double visage de l’intellectuel français, «?l’un toujours en prise directe avec le monde, l’autre dans le mouvement de la reprise et de la déprise qui donne liberté et dynamisme à la pensée?». Pourtant ils se rejoignent sur bien des points et Barthes a prolongé une voie ouverte par Sartre dans la relation entre littérature et pensée.
L’homosexualité a joué un grand rôle dans l’amitié entre Michel Foucault et Barthes. Mais après un voyage en 1963 au Maroc, leurs liens se sont distendus. Ils ont, selon Tiphaine Samoyault, «?une manière bien différente de récuser les systèmes. Quand Foucault les défait en les déconstruisant, Barthes y renonce en les éparpillant dans le fragment?».

Ce qui unit le plus profondément Barthes à Philippe Sollers, c’est leur «?relation obstinée, inconditionnelle à la littérature?». Barthes accompagne l’aventure de la revue Tel Quel, qui lui consacre un numéro spécial en 1971. Ils se voyaient souvent, ils avaient une même passion, comprendre, et une admiration réciproque dont on trouve la trace dans le Sollers écrivain de Barthes (1978). «?Barthes est l’être que j’ai eu le plus de mal à voir mourir?», dira Sollers.

La mort de Barthes est le début de la biographie de Tiphaine Samoyault. Peut-être pour montrer qu’elle n’est pas une fin. Et si, comme le disait Barthes, «?une biographie est un roman qui n’ose pas dire son nom?», le Roland Barthes de Tiphaine Samoyault est le magnifique roman d’une vie d’intellectuel.



 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Roland Barthes de Thiphaine Samoyault, Seuil, 2014, 720 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166