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Maurice Garçon, humaniste hautain
Maurice Garçon, avocat, essayiste, parolier, romancier, aquarelliste, polygraphe, académicien et historien français, est surtout connu pour avoir défendu un grand nombre de causes, tant littéraires que criminelles. Une partie de son journal, qui couvre la période de la Seconde Guerre mondiale,



Par Henry Laurens
2015 - 09
M aurice Garçon (1889-1967) était un des plus grands avocats de son temps doublé d’un homme de lettres. Il a été élu à l’Académie française en 1946. De 1912 à sa mort, il a tenu un journal. Ce premier volume couvre les années de la Seconde Guerre mondiale. Il n’y a pas ici une éphéméride de sa vie, puisque son travail d’avocat ainsi que sa vie familiale sont très peu évoqués, mais un vaste recueil de choses vues, de résumés d’entretiens avec différentes personnes et de réactions immédiates aux événements. Bien évidemment son monde professionnel, celui des professions juridiques, se trouve au premier plan ainsi que celui de la scène littéraire, le théâtre en première ligne mais aussi les Académies, voire le Collège de France. Au-delà, c’est une foule de notations sur la vie quotidienne à Paris et dans la région de Poitiers, où il a une résidence secondaire.

C’est quelqu’un qui a une forte personnalité. Il doit mener une vie assez aisée et participe à de nombreux événements mondains, en particulier des dîners en ville dont il rapporte les éléments saillants avec une verve qui rappelle celle des Goncourt. C’est un libéral profondément attaché aux droits de l’homme, mais qui a beaucoup de préjugés qu’il exprime avec force. Cela nous rappelle qu’à cette époque, il y avait beaucoup moins de censure morale qu’aujourd’hui. Il a parfois un ton un peu acide, par exemple, le 12 septembre 1939 : « À la dernière réunion de l’Académie des sciences, ils sont venus en grand nombre aussi. Rien que des vieux messieurs contents de montrer leur grandeur d’âme et la fermeté de leur caractère en se donnant la parole poliment les uns aux autres pour dire des choses que personne n’écoute. »

L’un des nombreux mérites de ce journal est de nous rapporter les multiples rumeurs qui courent durant ces années noires, et que peu de sources écrites ont conservées.

Son antisémitisme est incontestable. Comme beaucoup, il considère les juifs comme bellicistes (3 octobre 1939, au Palais de justice) : « On ne voit plus que des juifs. Les couloirs sont encombrés de gens à nez crochus. Comment sont-ils là ? Ils ont dû se débrouiller longtemps à l’avance pour être garés au moment du coup de chien. », « Et c’est vraiment leur guerre. Ils en parlent comme d’une croisade. Mais ce sont les chrétiens qui se font tuer. »

Comme la très grande majorité des Français, il accueille l’armistice de juin 1940 avec résignation. Mais très rapidement il s’inquiète de la vraie personnalité du maréchal Pétain tout en voyant en de Gaulle un « dictateur au petit pied » (29 juin 1940).

Son rejet de l’occupant et des collaborateurs est immédiat et viscéral (2 août 1940) : « Que nous ayons eu tort de nous jeter dans l’aventure sans être prêts, je le crois volontiers ; que l’Angleterre nous ait entraînés dans une folle aventure, j’en suis persuadé. Que nous devions changer de politique, voilà qui n’est pas douteux. Mais faire cette volte-face aussi vite et prendre pour modèles ceux mêmes dont nous sommes devenus les esclaves après avoir détesté leurs institutions tyranniques, voilà qui me paraît un peu déshonorant. », « Nous sommes vendus et bien vendus. Au surplus, pouvait-on d’un coquin comme Laval attendre autre chose qu’une trahison ? »

Très tôt, il aspire à la victoire anglaise. Pour lui, Vichy est le régime de tous les avilissements et compromissions. Les persécutions contre les juifs l’émeuvent aussitôt (25 octobre 1940) : « C’est qu’ils appartiennent à une autre race et qu’ils demeurent étrangers. Qu’on les traite donc comme tels peut se justifier. Mais que, pour être des étrangers, on ne persécute pas comme si par présomption ils étaient vils et misérables. Ils appartiennent à une race pleine de qualités et dont les individus valent souvent mieux que les autres. »

L’insécurité devient grandissante et il est obligé de censurer son journal et pour le moins de le dissimuler.

Comme avocat, durant ces années noires, il va exercer la défense de personnalités de la IIIe République arrêtées et traînées en justice, y compris des communistes, et de résistants quand ils passent devant les tribunaux français. Après la libération, il sera le défenseur d’anciens membres du régime de Vichy.

Ce journal, qui n’était pas destiné à être publié, est un témoignage de premier rang sur la France des années noires. Certes c’est un certain milieu social qui est décrit, mais il permet de suivre les mutations de l’opinion publique et les clivages des élites prises entre les passions idéologiques et les opportunismes de carrière. Il a pour première qualité de nous rappeler les complexités d’un moment historique douloureux et de nous faire grâce des raccourcis historiques sommaires avec lesquels on aborde le plus souvent aujourd’hui cette période sombre.



 
 
D.R.
« Nous sommes vendus et bien vendus. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Journal 1939-1945 de Maurice Garçon, édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché et Pascale Froment, Les Belles Lettres/Fayard, 2015, 703 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166