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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Chroniques
Elena Ferrante, derrière le masque, esquisse son autoportrait


Par Tarek Abi Samra
2020 - 03


Tout au long de l’année 2018, Elena Ferrante, la romancière italienne dont l’identité demeure toujours un mystère, avait tenu une rubrique hebdomadaire dans le quotidien britannique The Guardian. L’idée n’avait pas été la sienne, ce fut la rédaction du journal qui la lui avait proposée. « J’en fut flattée mais aussi effrayée, écrira-t-elle plus tard. Je n’avais jamais connu ce genre d’expérience, et je craignais de ne pas en être capable. Après avoir longtemps hésité, je fis savoir à la rédaction que j’accepterais sa proposition si elle m’envoyait au préalable une série de questions auxquelles je répondrais au fur et à mesure, dans les limites de l’espace imposé. » 

Ferrante se livra donc à cet exercice d’« écrire par obligation » sur des thèmes que d’autres avaient choisis à sa place ; le résultat : une cinquantaine de chroniques, d’environ cinq cents mots chacune, sur des sujets aussi divers que la politique, la littérature, les femmes écrivains, la dépendance au tabac, l’insomnie, la grossesse, l’amitié, la jalousie, le point d’exclamation, le cinéma… 

À lire ces courts textes séparément, au moment de la publication de chacun en anglais dans The Guardian, beaucoup d’entre eux s’avérèrent quelque peu décevants. Certains aboutissaient à des conclusions plutôt banales ; d’autres donnaient l’impression d’être trop resserrés, arrivant à leur terme tout juste après avoir débuté, incapables de dire quoi que ce soit de consistant ; enfin, quelques-uns, peu nombreux à vrai dire, étaient de véritables petits joyaux dans lesquelles on retrouvait la magie propre à l’auteure de L’Amie prodigieuse, magie qu’on pourrait définir succinctement comme étant la conjonction d’un style simple, fluide et plutôt classique, et d’une violence informe, sous-jacente au texte et toujours sur le point de briser son harmonie formelle, et qui, parfois, la brise effectivement.

Or, à lire ces mêmes textes de suite, comme nous invite à le faire leur publication en un seul volume (récemment traduit en français sous le titre Chroniques du hasard), ils donnent l’impression de former un tout homogène, à tel point qu’on pourrait penser que Ferrante avait peut-être eu, dès le début, l’intention de créer une œuvre cohérente – et non un simple agrégat – à partir de ces chroniques dictées par les hasards des circonstances. Ainsi lus, ces textes, tous écrits à la première personne, forment l’esquisse d’un autoportrait intime de la romancière, autoportrait qui nous permet d’avoir un bref aperçu de sa vie quotidienne, de ses préoccupations, de ses angoisses, de ses opinions sur la littérature, sur la politique, etc. C’est comme si ces chroniques étaient des fragments d’une mosaïque qui s’assembleraient petit à petit sous le regard du lecteur pour enfin constituer un visage quelque peu familier, celui qu’on avait cru entrapercevoir derrière les romans de Ferrante. Toutefois, l’on ne saura jamais de quelle nature est ce visage : est-il le résultat de la spontanéité de l’écrivaine qui, pour une fois, a baissé sa garde et s’est permis de s’exprimer sur sa vie réelle ? Est-il, au contraire, un masque, une invention délibérée qui entretient avec l’écrivaine le même rapport qu’un personnage de roman avec un romancier ? Ou bien ce visage ne serait-il que pure chimère, un simple fantasme du lecteur qui, nonobstant tous ses efforts pour ne s’intéresser qu’à l’œuvre seule et à l’exclusion de toute autre chose, a toujours besoin de toucher un visage en chair et en os, celui de l’auteur, à tel point qu’en l’absence totale de ce visage, le lecteur le créerait de toute pièce ? 


 
 
 
Chroniques du hasard d’Elena Ferrante, traduit de l’italien par Elsa Damien, Gallimard, 2019, 176 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166