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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Chroniques
L’Arabie malheureuse vue par Lamia Ziadé


Par Fifi Abou Dib
2017 - 12


«Dans ce livre, il y a des ruines et des martyrs, des vestiges, des temples, des sanctuaires, des portiques, il y a des tombes, des cercueils, des mausolées, des cimetières des épitaphes. » Rien de bien gai en somme, dans ce livre qui raconte pourtant avec une fraîcheur exquise, totalement décalée mais toujours à fleur d’émotion, plusieurs décennies sanglantes de l’histoire du Proche-Orient. Sur le mode d’un road movie qui commence au sud du Liban et entraîne le lecteur au sud du sud, de Tyr à la Palestine, à l’Égypte, à la Jordanie, à l’Iraq, à la Syrie, le récit s’enchaîne presque au hasard, de symboles en évocations, d’évocations en images, d’images en réminiscences, de réminiscences en symboles. Tout commence dans le cimetière qui, à Tyr, abrite le peuple innombrable et souterrain des martyrs tombés au combat ou fauchés par les bombes israéliennes. Partant de ce martyrologe et de ce cimetière marin si doux, si méditerranéen avec ses lauriers roses, ses bougainvillées, ses rubans, ses couleurs joyeuses, ses portraits souriants, se déploie une histoire du Liban qui franchit plusieurs siècles en quelques traits d’aquarelle, de la tragédie fondatrice de Karbala à la montée en puissance de la communauté chiite, des ruines romaines et phéniciennes de Tyr au Musée national de Beyrouth, centre névralgique des combats de la guerre dite civile de 1975 à 1991. 

Quelques traits d’aquarelle qui sont le véritable propos de cet ouvrage, car Ziadé est avant tout une illustratrice de l’espèce dont les images valent mille mots. Et même mille fois mille, puisqu’elle dessine souvent d’après photos, et que le rendu que fait son pinceau des documents qu’il dévore provoque une puissante mise en abyme. Le sujet saisi deux fois, la première par l’objectif du photographe, la deuxième par la réplique subjective qu’en donne l’artiste, est d’autant plus cruel et cru qu’il est de la sorte remis à jour. Ainsi reproduites, les vieilles photographies, même en noir et blanc, même en sépia ou en technicolor fané, semblent plus vivantes et plus actuelles que jamais. Les archives de l’interminable litanie des assassinats de leaders arabes ou plus spécifiquement palestiniens ou libanais, de la violence des guerres, de la souffrance des blessés, des secouristes et des familles endeuillées, tout cela est restitué l’air de rien, dans des bavures aqueuses qui ont pourtant l’effet d’une eau forte. 

Le texte, aussi vivant que les illustrations, prend le ton d’un reportage, rassemble des témoignages et tisse, de malheur en malheur, l’histoire d’un échec continu, d’espoirs sans cesse déçus, d’artistes, de rêveurs, de passionnés, d’icônes que l’histoire a oubliées et d’autres qu’elle a portées aux nues. On y croise Nasser, bien sûr, mais aussi d’étranges figures féminines, pasionarias avant l’heure, martyres que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de terroristes, mais ce mot change de valeur selon le côté des barbelés où l’on se trouve. Fruit de la compilation claire et incisive d’un grand nombre de documents, cet ouvrage ressemble à ce Musée des Souvenirs du camp de Chatila où chaque habitant a déposé un objet emporté de Palestine au moment de l’exode. Musée de musées, archive d’archives, jeu de miroirs qui de miroir en miroir ravive au présent la lumière du passé, il est à ce titre indispensable.
 
 
BIBLIOGRAPHIE 
Ma très grande mélancolie arabe de Lamia Ziadé, P.O.L, 2017, 414p.
 


 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166