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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Au milieu du monde


Par Antoine Courban
2016 - 02
Pour son premier roman, écrit directement en anglais, Aouni Abdel Rahim réussit l’exploit de mettre à la disposition du lecteur un texte des plus agréables à parcourir, ainsi que des faits qui posent des questions existentielles profondes à l’aide d’un discours fluide, simple et limpide. Mais le roman lui-même a une histoire quant à sa genèse.

L’auteur découvre l’Inde par hasard et rencontre un curieux et énigmatique personnage, Bharat Puri que tout le monde admire comme gourou, ou guide spirituel, alors que lui-même s’évertue à répéter qu’il est tout sauf un guide ou un maître. Aouni se lie d’amitié avec Bharat et cette amitié ne fait que croître tout au long des divers séjours qu’il effectue en Inde. Fasciné par le personnage, il le prie de lui permettre d’écrire sa biographie. Bharat le regarde du coin de l’œil et lui dit : « Je n’ai rien à raconter, je n’ai rien à vendre, mais si tu insistes tu n’as qu’à utiliser ton imagination. » De là naît une fiction, la biographie imaginaire de l’authentique Bharat Puri, que l’auteur surnomme « le gourou de la pleine lune ».

Mais le roman du roman ne s’arrête pas là. Aouni Abdel Rahim, scénariste à ses heures, commence par rédiger le scénario méticuleux d’un film puis s’applique à rechercher un producteur qui financerait sa réalisation. Dans un deuxième temps seulement, le scénario est transformé en un roman alors qu’en général c’est l’inverse qui a lieu. Mais c’est ce détail qui fournit la clé de lecture du récit de la vie de Bharat Puri, le gourou qui sort résolument de l’ordinaire.

De page en page, on est surpris par le caractère plaisant et agréable de la lecture. Les phrases sont courtes, simples. Et pourtant, en dépit de cette simplicité, ou à cause d’elle, on ne lâche pas le livre. On finit par comprendre, qu’en réalité on n’est pas en train de déchiffrer un texte mais de contempler des séquences d’images comme dans un kaléidoscope. Le roman de Aouni Abdel Rahim est, en quelque sorte, le film lui-même. On « voit » littéralement les personnages, les lieux, les situations. Aouni écrit en images. Son Full Moon Guru est, en même temps, la caméra, la pellicule, le réalisateur et le monteur à la fois. L’auteur demeure résolument invisible. À aucun moment, nous n’avons le sentiment d’apprendre ou de découvrir quelque chose sur l’écrivain. Il demeure aussi effacé que son héros, Bharat.

Mais qui est ce Bharat réel et imaginaire à la fois ? Il est tout et rien ; il est lui-même et tous les autres à la fois. Le roman le présente, en permanence, comme étant en voie d’émergence, cherchant désespérément la lumière au milieu des ténèbres. Carl Gustav Jung aurait évoqué le « processus d’individuation ». Parlant du statut de la vérité, Bharat affirme : « La vérité est pour l’individu, non pour les masses. » Dans d’autres systèmes religieux, on enseigne que Dieu parle à l’individu, non aux groupes. Dieu, ou la vérité suprême, parle à quelqu’un que les autres appelleront prophète ou messager ou épiphanie d’un dieu, ou avatar. Mais Bharat se défend, avec l’énergie du désespoir, contre tout culte qui lui serait rendu, tout prestige qui lui serait reconnu en sa qualité de gourou. À quelqu’un qui lui demande : « Êtes-vous un moine ? », il répond invariablement : « Je ne suis pas un moine. ». Ou encore : « Je n’ai rien entre les mains mais j’ai le monde. »

En cette période troublée par les violences identitaires, le Full Moon Guru de Aouni Abdel Rahim est comme une fontaine d’eaux fraîches qui nous rappelle que la résistance culturelle d’aujourd’hui est une résistance contre la massification. À chacun de trouver sa voie sur le chemin de la vocation du moine solitaire au milieu du monde et non en dehors de lui. Bharat Puri, qu’on apprend à aimer au fil des pages, pourrait être tout un chacun qui ne réalise pas qu’il possède déjà tout. C’est ce que résume une des maximes du Vajrayana en disant : « Que m’apportez-vous demanda l’outre pleine ? On lui apportait le vide. »

L’histoire imagée de Bharat est celui de tout homme, de cette outre pleine d’humanité et pour qui toute chose est vanité des vanités comme le dit le livre de l’Ecclésiaste.

 
 
D.R.
« Je n’ai rien entre les mains, mais j’ai le monde. »
 
BIBLIOGRAPHIE
The Full Moon Guru (Un Gourou de la pleine lune) de Aouni Abdel-Rahim, Dar Nelson, 2015, 221 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166