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Chroniques
L’accent français
À l’occasion de la quinzaine de la francophonie, la poétesse Georgia Makhlouf, lauréate du prix France-Liban 2006 qui lui a été remis le 23 mars au Sénat, évoque sa relation privilégiée avec la langue française.

Par Georgia MAKHLOUF
2007 - 04
Le français n’est pas ma langue maternelle, mais ma langue paternelle, la langue de mon père, celle qu’il nous parlait. L’arabe était pour lui une langue étrangère, apprise peu et mal, sur le tard. Pour ce fils d’immigré né dans des îles du bout du monde, c’est le français qui a accompagné les premiers pas et, surtout, les premières découvertes. Le créole servait aux échanges du quotidien, le français était la langue des apprentissages. Aussi, en même temps que la langue, il nous a transmis un amour immense pour la pensée et la culture françaises. Et le bonheur d’apprendre. Il me revient aussi avec précision qu’il ne supportait pas de nous entendre rouler les  « r » et qu’en même temps que nous avons appris à parler, nous avons appris à prononcer à la française, en  « grasseyant ». Ces séances de phonétique étaient comme un jeu, que nous jouions sur ses genoux, des moments tendres et plaisants. Se sont ainsi associés pour nous dans un même mouvement d’apprentissage, le souci de la forme et l’attention au sens. Trouver les mots au plus près de la pensée et leur juste musique. Nommer les objets et percevoir le monde sensible dans toutes ses nuances. J’ai acquis très tôt l’ « accent » français et je ne l’ai jamais perdu... 

J’ai donc grandi dans deux mondes à la fois, et mon regard s’est simultanément porté vers deux horizons pour moi indissociables. Viscéralement beyrouthine, profondément marquée par les lumières, les bruits et les couleurs de cette ville du mélange, du commerce et du métissage ; nourrie par la sensualité et le dynamisme de cette ville portuaire à l’horizon marin. Mais inébranlablement tentée par le départ vers une autre rive, de l’autre côté de la Méditerranée. La France était l’avenir dont je rêvais, l’autre pays auquel j’appartenais et où je serais, croyais-je, naturellement chez moi, puisque j’en avais goûté les saveurs dès l’âge des premiers mots. Mon premier séjour en France, c’est dans les livres que je l’ai fait. Livres des premières lectures à l’ « école des loisirs » et livres scolaires de l’école primaire. J’y ai parcouru mes premiers paysages de neige et mes premiers zoos, j’y ai respiré mes premiers brins de muguet et ramassé mes premières châtaignes. D’une certaine façon, on peut dire que si j’ai vécu libanais, si j’ai été bercée par la mer que j’apercevais de ma fenêtre, j’ai rêvé français.

Le prix France-Liban, je le ressens aujourd’hui comme l’aboutissement d’un itinéraire. Celui qui m’a menée, très jeune, en France, dans un mouvement de rupture salutaire mais douloureux. Et qui me ramène à présent chez moi, avec bonheur et gourmandise tant me manque Beyrouth quand je suis loin trop longtemps. Beyrouth est, définitivement, ma maison, au sens où l’entend T. S. Eliot :  « Home is where you start from ». Ce prix est également une parole qui m’est adressée, un message dont il m’importe de saisir le sens. Et ce sens est celui du lien, du trait d’union, du dialogue en moi de ces deux mondes, de ces deux cultures qui me nourrissent, de ces deux horizons qui portent mes rêves.
 

 
 
 
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