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Par Fifi ABOU DIB
2010 - 08
Certes, le moi est haïssable, et c’est exclusivement d’elle-même que parle Joumana Haddad dans ce plaidoyer pour la femme arabe qui vire aussitôt pro domo. Traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut, préfacé par Etel Adnan dont les prises de position en faveur des femmes ont toujours bouleversé l’opinion, J’ai tué Shéhérazade mérite pourtant que l’on s’y arrête. Ne serait-ce que pour le plaisir de découvrir au fil des pages le processus de libération d’une petite fille rebelle qui a su plier à ses extravagances un milieu scolaire et familial des plus conservateurs et pourtant chrétien. Et ce caractère chrétien de son arabité est un premier sort fait au cliché tenace qui veut que ce soit l’islam le premier responsable de l’oppression des femmes en Orient.

Annoncé comme un manifeste en opposition aux clichés véhiculés en Occident sur la femme arabe, J’ai tué Shéhérazade s’inscrit en faux contre « les chameaux, la danse du ventre, la schizophrénie et autres pseudo-désastres ». S’ensuit une série de portraits mettant en scène l’auteure aux différentes périodes de son évolution. Shéhérazade, cette pauvre sotte, n’a trouvé d’autre moyen que de charmer son bourreau pour sauver sa peau. Joumana Haddad, elle, ne flattera personne, au risque d’y perdre la tête. Merci qui ? Merci le Divin Marquis, découvert à l’âge des romans à l’eau de rose dans la bibliothèque paternelle. Par le truchement de Justine, elle découvre les malheurs de la vertu ; elle sera heureuse. Premier message : lisez, les filles, la lecture libère. Quoi de plus vrai. « Femme arabe lisant le marquis de Sade » relate la double vie d’une enfant sachant des choses qu’une enfant ne devrait pas savoir. Ce fruit défendu l’aide à fuir les paradis factices.

Ainsi de suite, le chapitre « Femme arabe sans patrie » raconte son détachement d’une ville hostile, Beyrouth, qui l’aidera à se détacher de toutes les autres. La liberté ne commence-t-elle pas justement quand plus rien ne vous retient ? Dans « Femme arabe écrivant de la poésie érotique », Haddad raconte sa lutte contre un autre tabou, celui des mots imprononçables, et se moque des métaphores, ces acrobaties de la langue arabe pour ne pas appeler une bite une bite et un chat un chat. Tout cela ne pouvait la mener qu’à l’ultime aventure, la création du premier magazine érotique du monde arabe, Jasad, un succès jamais démenti depuis 2007, malgré les cabales organisées contre cet OVNI éditorial pour le moins scandaleux dans l’optique orientale. Dans la suite, « Femme arabe redéfinissant sa féminité » (en s’assumant hors de toute hostilité envers l’homme), « Femme arabe ne craignant pas de provoquer Allah » (en renvoyant dos à dos toutes les religions monothéistes qui sont par hasard aussi patriarcales et machistes les unes que les autres), « Femme arabe qui dit non et le vit », Joumana Haddad porte l’estocade à une Shéhérazade beaucoup trop complaisante pour servir d’exemple à la fille qu’elle n’a pas encore eue, qu’elle aura peut-être, mais qui pour l’instant n’est autre qu’elle-même, une femme sans concessions. L’ouvrage s’achève par un long poème, Géologie du moi, où l’auteure exprime en vers le trop-plein d’elle-même, toutes les vies de sa vie trop difficiles à canaliser dans un simple récit.

Paradoxalement, il ressort de cet ouvrage que c’est cette même Shéhérazade, objet de son mépris compatissant, qui offre à Joumana Haddad l’instrument de son salut. Femme de cet Orient de tous les clichés, elle-même ne doit sa liberté qu’à son talent de conteuse.  Mais il arrive un moment où il faut tuer pour exister. Et plutôt Shéhérazade que son propre père.

 
 
Wadeed Shukri
 
BIBLIOGRAPHIE
J’ai tué Shéhérazade de Joumana Haddad, Actes Sud/Sindbad, 2010, 141p.
 
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