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Trouble féminin


Par Katia GHOSN
2010 - 08

Écrivain et journaliste de renom, Hazem Saghieh est éditorialiste au quotidien panarabe al-Hayat et a à son actif plusieurs essais politiques dans lesquels il aborde différentes questions tiraillant la scène moyen-orientale. Il a publié récemment Nancy n’est pas Karl Marx, un livre hétéroclite qui met l’accent, entre autres, sur le déclin des grandes idéologies, détrônées par les nouveaux mythes de la mondialisation  dont la chanteuse populaire Nancy Ajram est l’une des incarnations dans le monde arabe.

Moudhakarât Randa al-trans (Mémoires de Randa la transsexuelle), paru dernièrement chez Dâr al-Sâqi, livre un témoignage audacieux et poignant sur l’existence hybride d’une transsexuelle et sa lutte acharnée pour la reconnaissance : « S’il  y a un coupable dans cette situation, ce n’est certainement pas moi (…) D’après quelle loi les fœtus sont-ils accusés ? » La culpabilité qu’il/elle éprouve, sans pour autant y être pour quelque chose, accentue l’absurdité de sa condition. Fouad, né dans une famille de la noblesse algérienne, ressemble physiquement à un homme mais se vit comme femme à part entière. Son état sème la confusion des genres, c’est pourquoi il/elle tient à préciser qu’il/elle n’est ni homosexuel.le ni bisexuel.le, mais une femme dotée, pour son malheur, d’un organe sexuel masculin. Ce destin sur lequel il/elle n’avait pas de prise le/la livre dès les premières années d’enfance au rejet et à la haine des autres. Le poids de la tradition, l’hypocrisie sociale et familiale l’obligent à réprimer son identité. Après plusieurs tentatives de suicide avortées, et menacé.e de mort, Fouad quitte son pays pour le Liban où il/elle est accueilli.e par Helem, une association tolérée sans pour autant être légalement reconnue, qui lutte pour les droits des gays, lesbiennes et transgenres. Fouad, devenu Randa, compte poursuivre sa métamorphose à partir de la capitale libanaise, tout en rêvant de partir en Europe où seulement il/elle pourrait sortir de la clandestinité et assumer sa différence. Or, la mort symbolique de Fouad ne confère pas une existence légale à Randa. Non inscrite dans les registres officiels, coupée de sa famille, de son fils et de son pays, acculée à la misère, elle est encore loin d’être au bout de ses peines.

Ce livre témoigne de la condition d’exclusion dont souffrent les minorités sexuelles dans les pays arabes. Brian Whitaker en avait déjà dressé dans Parias : gays et lesbiennes dans le monde arabe (éd. Demopolis, 2008) le constat affligeant. En lui prêtant sa plume, Hazem Saghieh arrache Randa à l’anonymat et participe à briser un tabou aussi bien politique que religieux et moral.

L’histoire de Randa n’est pas sans rappeler celle d’Herculine Barbin, la célèbre hermaphrodite à laquelle Michel Foucault avait consacré un chapitre dans Histoire de la sexualité, récit repris par Judith Butler dans sa démarche déconstructionniste du genre. Herculine fait éclater la théorie binaire du genre qui distingue au nom d’une présupposée nature humaine les identités sexuelles de la masculinité et de la féminité. L’hétérosexualité, érigée en norme immuable et universelle, est instrumentalisée par les institutions de pouvoir et  engendre domination et exclusion. Herculine et Randa témoignent, non point de l’existence d’une identité sexuelle déterminée, mais de son impossibilité. « Pourquoi des milliers de genres de fleurs existent-ils, ayant chacune sa couleur et son odeur, et il n’y aurait chez les êtres humains que deux catégories du sexe  homogènes et permanentes ? » s’écrie Randa, révoltée contre la persécution d’un monde qui, parce qu’elle échoue à s’approcher de la norme, la condamne au statut de morte vivante ; un cri prégnant que les forces obscurantistes en fureur dans le monde arabe ne parviennent pas à étouffer. Sa détermination à briser la malédiction de sa morphologie est, en outre, la preuve que l’anatomie n’est pas un destin. Simone de Beauvoir l’avait si bien dit : « On ne naît pas femme, on le devient. »

Cependant, en se réclamant d’une identité sexuelle exclusivement féminine, le discours de Randa ne tombe-t-il pas sous la bannière du sexe unique qu’elle avait pourtant condamné ? Lui serait-il possible, après tout, de vivre son corps, sans le dénier ni le mutiler, autrement que dans l’intersection et l’ambivalence des genres ?

 
 
« Pourquoi n'y aurait-il chez les êtres humains que deux sexes ? »
 
BIBLIOGRAPHIE
Moudhakarât Randa al-trans (Mémoires de Randa la transsexuelle) de Hazem Saghieh, Dâr al-Sâqi, 2010, 144 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166