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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Pour saluer Michel Butor


Par Richard Millet
2016 - 10
«Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. (…) Non, ce n’est pas seulement l’heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse inhabituelle, c’est déjà l’âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez seulement d’atteindre les quarante-cinq ans. »

Je viens de rouvrir La Modification, non seulement devant moi, mais aussi en moi, car c’est un de ces livres dont on connaît le début à peu près par cœur, comme ceux des grands livres ; et me voilà embarqué pour un voyage tout à la fois physique et intérieur vers Rome, et aussi dans le temps même du roman, comme dans l’espace temporel qui me sépare de l’époque où il a été écrit et a obtenu le prix Renaudot (1957) qui a rendu célèbre Butor autant que ce « vous » qui est le narrateur du roman et qui emporte d’emblée notre adhésion : plus qu’un tour de force littéraire, ce « vous » c’est lui, le narrateur, et c’est nous ; et c’est une des conquêtes du Nouveau Roman que de nous avoir habitués à d’autres façons de raconter et de voir le monde : à ne plus être dupes d’un roman traditionnel épuisé et qui épuisait également les lecteurs.

Butor connaît le très étrange paradoxe d’être l’auteur de centaines de livres (si on compte les plaquettes et les livres à tirage limité faits avec des artistes) qui abordent tous les genres, tout en demeurant d’une certaine façon l’homme d’un seul livre, cette Modification, devenue un classique du Nouveau Roman français, avec La Route des Flandres de Claude Simon et La Jalousie de Robbe-Grillet, et aussi un classique français du XXe siècle.

La production fluviale de Butor mérite pourtant d’être explorée : ses autres romans, d’abord, notamment le premier, Passage de Milan, qui reprend à Pot-Bouille de Zola l’orchestration de la vie d’un immeuble parisien, comme le feront ensuite Perec dans La Vie mode d’emploi, et Aswany dans L’Immeuble Yacoubian. L’Emploi du temps et Degrés sont des romans plus géométriques, encore, qui mettent respectivement en scène une année de la vie d’un jeune Français effectuant un stage en entreprise, dans une petite ville anglaise, et la vie d’une classe d’un lycée parisien pendant un cours d’histoire. Dans ces quatre romans, le regard est certes fondamental (l’« école du regard » était l’autre dénomination du Nouveau Roman), mais c’est surtout la question du temps, sa mise en forme littéraire qui est à l’œuvre, comme il l’était depuis Proust, Joyce, Woolf et Faulkner. Après Degrés, en 1960, Butor abandonne le roman ; peut-être ne le lui a-t-on pas pardonné, non plus que de l’avoir fait pour des textes d’avant-garde comme Mobile, essai pour une représentation des États-Unis, ou 6 810 000 Litres d’eau par secondes, « étude stéréophonique » qui restitue les éléments de la vie de touristes anonymes dans le bruit des chutes du Niagara – deux livres dont le format et la disposition formelle ont dérouté les lecteurs ; tout comme ceux qui avaient aimé les notations de voyage (sur L’Égypte, Istanbul, Salonique) du premier volume du Génie du lieu l’ont été par les suivants : Où, Boomerang, Transit A et Transit B et Gyroscope, qui se lit en partie en renversant le livre. Ces livres, il faut accepter de se perdre en eux, un peu comme si on se mettait à la terrasse du Chase, place Sassine, pendant toute une journée, et qu’on notait tout ce que nos sens perçoivent : bruits, bribes de conversations, odeurs, lumières, mouvements des gens, des automobiles, la rumeur de la ville, etc. Des partitions autant que des textes littéraires…

Butor a aussi longuement exploré ses rêves (cinq volumes de Matière de rêves), les images et les tableaux (Illustrations, quatre volumes, tout comme les quatre d’Avant-Goût), la poésie (qu’on peut aborder par son Anthologie nomade, ou encore Travaux d’approche, parus dans la collection « Poésie », Gallimard), la musique : Stravinski au piano. Mais il est surtout un grand critique littéraire, comme en témoignent L’Essai sur les Essais (de Montaigne), Histoire extraordinaire (sur un rêve de Baudelaire), les cinq volumes de Répertoire, et la série des Improvisations sur Balzac, Flaubert, Rimbaud, Michaux, et Butor lui-même, un de ses derniers livres, paru aux éditions de La Différence, lesquelles ont entrepris la publication de ses œuvres complètes en une douzaine de gros volumes. L’homme Butor, sans doute le dernier à pouvoir recevoir le titre de grand écrivain français, nous laisse donc orphelins tout en présentant cet autre paradoxe de nous demeurer inconnu, tout à la fois présent et caché dans son immense production : il nous semblait le saisir dans le curieux récit intitulé Portrait de l’artiste en jeune singe, dans ses livres d’entretiens, dans les lettres en forme de collages qu’il envoyait à ses correspondants (je dois en avoir une ou deux) ; mais c’est une illusion ; et c’est après tout le vrai destin de l’écrivain que de disparaître dans son œuvre.

 
 
© José Corréa pour L'Orient littéraire
C’est une des conquêtes du Nouveau Roman que de nous avoir habitués à d’autres façons de raconter et de voir le monde.
 
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