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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Lyonel Trouillot : la fête est finie


Par Georgia Makhlouf
2016 - 04
Grande voix de la littérature haïtienne, romancier et poète, intellectuel engagé, acteur passionné de la scène francophone mondiale, Lyonel Trouillot est né en 1956 dans la capitale haïtienne Port-au-Prince, où il vit toujours aujourd’hui. Son œuvre romanesque foisonnante, maintes fois récompensée, est publiée chez Actes Sud. Il vient de signer un nouveau roman, Kannjawou. « Kannjawou » dans la culture populaire haïtienne signifie fête et partage. Mais dans la société dépeinte par Trouillot, ces valeurs sont sérieusement mises à mal par des décennies de tragédies successives, mais surtout par un état d'occupation militaro-humanitaire qui se prolonge et maintient le pays sous perfusion, dans l’incapacité de se prendre en main. C’est cela que dénonce le romancier au travers du tableau qu’il dresse d’une société où règne une extrême violence sociale. Portrait de cinq amis d’enfance vivant dans le misérable quartier de la rue de l’Enterrement, Kannjawou s’interroge sur le devenir de cette jeunesse haïtienne négligée et déshéritée, rêvant en vain d’avenir. L’avenir, ce serait qu’aucun expert ne vienne « nous dicter nos chemins comme si nos vies étaient des fautes d’orthographe », ce serait de pouvoir enfin choisir, de lever enfin la tête. 

Vous avez choisi pour titre un mot qui signifie fête populaire. Faut-il comprendre le titre d’une façon ironique, puisqu’ici la fête semble bel et bien finie ?

Il est vrai que pour l’instant, la fête est finie. Mais il y a eu des Kannjawou par le passé, le peuple haïtien continue d’en rêver et le narrateur aussi. Je crois donc qu’il faut comprendre ce titre plutôt comme une expression tout à la fois de dépit et d’espoir. 

Ce roman semble adopter un ton beaucoup plus désabusé que les précédents, d’où pourtant la critique acerbe et la révolte n’étaient pas absentes. N’y a-t-il donc plus de raisons d’espérer en Haïti aujourd’hui ?

Certes, le narrateur est désabusé. Il perd son mentor et ami, le professeur. Le pays s’enfonce dans une situation qui paraît inextricable. Mais il s’agit d’un pessimisme relatif et il subsiste malgré tout des éléments de rêve et d’espérance non pas sans doute dans des améliorations immédiates, mais dans un avenir meilleur. D’ailleurs vers la fin du roman, Popol reprend la direction du centre culturel, Sophonie ne renonce pas, elle continue d’être elle-même, avec sa capacité d’empathie et sa générosité et elle commence à travailler pour une association de femmes. Le narrateur lui-même prend un tournant plus politique en s’engageant aux côtés de Pierre Laventure qui représente un certain idéal. En réalité, le livre a deux fins, celle de l’avant-dernière page et celle de la dernière. À l’avant-dernière, il y a une interrogation qui rebondit exactement sur votre première question : « Faudrait la faire, cette fête. Mais avec qui ? » Mais les derniers mots du roman sont ceux du narrateur qui crie « Je vous aime. » Ces deux fins possibles correspondent à deux états d’âme : il y a les jours où l’on y croit et puis les autres.
 
Le procès des organisations humanitaires n’est pas une nouveauté mais là vous allez plus loin ; votre roman décrit un pays en état d’occupation par les ONG. Comment en est-on arrivé là ?

Cela s’est fait en plusieurs étapes. Sous la dictature de Duvalier et sous la pression des États-Unis, les ONG débarquent en nombre et en particulier les ONG religieuses ; c’est dans ce contexte que les évangélistes s’installent en force. Par la suite, les gouvernements successifs ont laissé faire, et on voit des dizaines d’ONG occuper le terrain en Haïti. La dernière étape est celle du tremblement de terre suite auquel les ONG prolifèrent tellement que l’on peut actuellement parler d’une « république des ONG ». Je crois qu’il y en aurait près de 600 aujourd’hui. On est donc passé d’une réponse spontanée à une situation d’urgence, qui justifie au départ l’intervention de l’ONG, à une véritable administration de l’aide, pensée par la société occidentale. On peut même parler d’un marché de l’aide. Du point de vue des Haïtiens, et quels que puissent être les mérites de certaines de ces ONG qui fournissent un véritable travail sur le terrain, cela empêche d’entrer dans une logique structurante. On est installé dans une logique compassionnelle et dans une éternité du provisoire. 

Pouvez-vous donner un exemple concret de la façon dont le travail fourni par les ONG fait du tort au pays ?

Prenons l’exemple de Médecins sans frontières dont le professionnalisme et l’efficacité ne font pas de doute. Ils ont en Haïti des bons hôpitaux qui soignent tout le monde sans distinction. Mais d’une part leur budget est supérieur à celui du ministère de la Santé ; comment peut-on avoir une politique publique dans ce cas ? D’autre part, leur présence à long terme a des effets pervers parce que les Haïtiens, trop heureux de se faire soigner gratuitement, ne vont plus chez les médecins locaux qui perdent leur clientèle et sont obligés de quitter le pays. 

Votre roman met également en question le rôle de la littérature en Haïti. La littérature peut-elle quelque chose, semblez-vous demander. La bibliothèque du professeur brûle et lui-même s’est sans doute suicidé, d’où l’idée d’une réponse ambivalente à cette question.

Cette interrogation était déjà présente dans mes précédents romans, dans La Parabole du failli en particulier, et comme il n’y a pas de réponse définitive à la question du rôle de la littérature, j’y reviens à nouveau ici. Le langage n’est-il pas impuissant dans certaines situations ? Mais pour dire cette impuissance, nous ne disposons que du langage. Alors le professeur brûle ses livres mais il en sauve deux. Et si le narrateur les brûle à son tour, il n’en continue pas moins d’écrire. 

Vous écrivez : « Il y a toutes sortes d’assassins dans les rues. On peut tuer un pays en signant le mauvais traité. » À quel traité faites-vous référence ? 

Il y en a eu plusieurs dans l’histoire d’Haïti. Depuis celui que nous avons signé avec la France en 1825 concernant le paiement de « la dette de l’indépendance », où nous reconnaissons devoir des sommes colossales à la France, jusqu’aux concessions sur les mines que nous accordons au Canada en passant par le concordat signé entre l’État haïtien et le Vatican au XIXe siècle, abandonnant à ce dernier la responsabilité de l’enseignement catholique, l’histoire de notre pays est ponctuée par de mauvais traités qui nous ont mis à genoux.

À propos d’Haïti, vous évoquez un « désastre langagier ». De quoi s’agit-il ?

Quand dans un rassemblement public, le président Martelly lui-même lance à une femme qui conteste ses propos « Je t’appuierai bien contre un mur ! » – signifiant par là qu’il coucherait bien avec elle – il fait sauter un verrou. Quand j’entends l’ambassadeur US me dire « Votre pays me donne tant de travail que j’y passe mon samedi, alors que mon fils est ici en vacances », ou qu’un autre diplomate affirme sans censure ni ambages que « Le second tour de la présidentielle se fera avec tel et tel candidat », aveu clair que les dés sont pipés, on voit bien que quelque chose ne tourne pas rond et que ce relâchement explicite du langage est le symptôme d’une crise profonde du politique. On assiste à un individualisme décomplexé où chacun a le droit de dire n’importe quoi. Même Duvalier parlait au nom de quelque chose de collectif : la nation, la justice, la grande histoire. Aujourd’hui, la société haïtienne est incapable de générer un discours qui comporte des références culturelles et éthiques et qui construise un référent collectif. Ce qui renforce le fait que les ONG et les instances internationales ont le sentiment de ne pas avoir d’interlocuteurs, pas d’égaux avec qui dialoguer.




 
 
© Marc Melki
« Le langage n’est-il pas impuissant dans certaines situations ? Mais pour dire cette impuissance, nous ne disposons que du langage. »
 
BIBLIOGRAPHIE
KANNJAWOU de Lyonel Trouillot, Actes Sud, 2016, 195 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166