FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Portrait
Roland Barthes  : l'orée de l'écriture


Par Charif Majdalani
2016 - 01
Pour tous ceux que la figure et l'œuvre de Roland Barthes intéresse et qui auront suivi les diverses manifestations de la fastueuse année consacrée au célèbre critique, la lecture du beau livre de Chantal Thomas est incontournable. Intitulé Pour Roland Barthes, ce petit ouvrage est issu de divers articles rédigés par la romancière et chercheuse depuis trente ans. Chantal Thomas y décrit tout d'abord et de manière savoureuse l'ambiance des célèbres séminaires de Barthes, dont elle était un membre assidu. Dans des pages superbes, Chantal Thomas nous rapproche au plus près du personnage de Barthes, elle nous rend presque palpable le grain de sa voix ou la texture des instants que l'on pouvait passer auprès de lui. Elle insiste sur sa manière de transmettre le savoir, qui était en même temps transmission de quelque chose de plus ténu, de plus subtil et de plus puissant : une passion pour la langue, pour la digression, pour le jeu savant entre la voix et le silence, pour la musique de la prose, autrement dit, et paradoxalement, pour l'écriture. En décrivant l'enchantement qu'exerçait l'homme sur son auditoire par sa mise en scène du langage ou par sa façon de mouler son propos oral sur le projet du futur texte écrit, Chantal Thomas raconte un moment essentiel de l'histoire intellectuelle des années soixante-dix dans laquelle certains enseignements avaient encore la saveur et la force que l'on confère par l'imagination aux mythiques rapports des philosophes antiques avec leurs disciples.

Pour Roland Barthes est aussi l'occasion d'une sorte de récit de soi dans lequel Chantal Thomas se raconte, raconte sa vie d'étudiante, son propre rapport à la thèse et à l'enseignement de Barthes qui fut son directeur de recherche. Elle insiste surtout sur l'importance du séminaire dans sa préparation, lente mais « orientée », à l'écriture et à son devenir d'écrivaine. Cela relie la part autobiographique de l'ouvrage à l'ensemble du propos, puisque Pour Roland Barthes est aussi une longue réflexion sur la question du choix d'écriture que fait tout écrivain. On connaît les oscillations de Barthes entre l'écriture critique et ce que l'on pourrait appeler la tentation du roman. De cette oscillation, Chantal Thomas fait une étude passionnante. Elle part d'une très belle analyse comparée de Barthes et de l'homme auquel ce dernier aura consacré une étude demeurée longtemps incomprise, à savoir Jules Michelet. Chantal Thomas montre les liens qui unissaient ces deux personnages que tout semble séparer, l'historien de l'événement et le critique issu de l'école structurale. Elle démontre leur proximité, par exemple dans leur rapport au corps, à la migraine ou au travail. Elle met surtout en évidence cette tentation du roman à laquelle tous les deux auront un peu cédé par le biais, entre autre, de l'interrogation angoissée des images (images des représentations peintes du passé pour Michelet, images photographiques pour Barthes), interrogation dans laquelle ils auront tous deux laissé parler leurs affects et investi des pulsions d'écriture quasi romanesques. Rien n'est plus beau que la manière avec laquelle Chantal Thomas étudie La Chambre claire de Barthes, et notamment le petit texte sur la célèbre Photo du Jardin d'Hiver où subitement, après un long travail d'analyse sartrien du principe de la photographie et du rapport que le sujet entretient avec elle, la recherche du visage de la mère dans un cliché ancien fait passer l'écriture du pur travail de l'intelligence à celui de l'affect et de l'émotion et la rapproche soudain, par la quête d'une résurgence du passé, de la recherche proustienne.

Pourtant, Barthes aura résisté toute sa vie à ce basculement du côté de l'écriture romanesque, préférant ce que Chantal Thomas appelle « la distance et la sécurité analytique ». Mais il aura en permanence aussi mis en scène l'inconfort de cette posture et d'une écriture ballotée entre deux langages. C'est ce que Chantal Thomas montre admirablement à chaque page de son livre, en désignant les moments fulgurants où, par des anamnèses ou par l'usage subtil des parenthèses, surgit soudain, au détour d'un texte, l'évocation d'un passé personnel ou d'une opinion buissonnière. Ce par quoi Barthes se tient au bord de la « plongée dans la matière de la langue », reproduisant ainsi en permanence le processus qui conduit vers l'écriture romanesque, tout en se maintenant sans cesse dans la fascination de son « orée ».

 
 
© Sophie Bassouls/Sygma/Corbis
Chantal Thomas raconte un moment essentiel de l'histoire intellectuelle des années soixante-dix
 
BIBLIOGRAPHIE
Pour Roland Barthes de Chantal Thomas, Seuil, 2015, 144 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166