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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Nancy Huston, l’indomptable
Romancière et féministe engagée, elle est aussi musicienne et mère de deux enfants. Plébiscitée par le public pour Instruments des ténèbres (Goncourt des lycéens 1996 et prix du livre Inter 1997), elle connaît depuis un succès constant. Dans son dernier roman, Lignes de faille (Actes Sud), elle s’interroge à nouveau sur la question d’identité.

Par Nathalie Six
2006 - 09
Nancy Huston a laissé de l’autre côté de l’Atlantique toute une partie de sa vie. Fille d’un couple de chercheurs universitaires, elle fut abandonnée à l’âge de six ans par sa mère, à une époque où avoir une famille et une carrière semblait inconciliable pour une femme. La blessure ne se refermera jamais, devenant un des thèmes principaux de son œuvre avec celui de l’identité. Canadienne, née à Calgary, Nancy Huston ressemble pourtant tantôt à une gitane, tantôt à une aristocrate hongroise. Elle emprunte aux deux cet air de fille de l’Est, assortie d’une bouche gourmande et d’une paire d’yeux en amande qui viennent contredire une allure mince et frêle. Comme ses romans, son physique est double : son corps a la rigueur et son visage la passion. On peine à trancher entre impudeur et discrétion. Entre violence et douceur. La voilà qui s’offre, puis se retire. S’enflamme sur une question et esquive la suivante. Le secret du succès de Nancy Huston réside sûrement dans cet alliage singulier : tissé de désespoir et de joie de vivre. Sur ce point, elle avoue : « Je me sens plus heureuse à 53 ans qu’à 23 ou 33 ans. Vieillir m’est facile et c’est un avantage. » Sur la conduite du monde en revanche, son regard en souffrance reste inchangé. « Les choses ne s’améliorent pas, il y a toujours autant de conflits, et la place des femmes reste difficile et étroite. » La différence est ailleurs. Dans la manière de répondre à cette douleur, et de mener ses combats. Ultraféministe à 20 ans, à son arrivée à Paris en 1973, elle s’engage avec un besoin passionné d’appartenance dans les groupes post-soixante-huitards, épousant leurs idéaux marxistes. Au point de se perdre un peu et de mettre en jachère, par exemple, son désir d’écriture. « À l’époque, tout projet personnel était forcément bourgeois. » Trente ans après, elle n’est plus militante : « J’ai trouvé que le plus original se situait du côté de l’art. Et je n’aime pas passer des heures en réunion avec des gens qui hurlent et ont l’air indignés en permanence. » Aujourd’hui, Nancy Huston a évacué les simplifications et les évidences. Ainsi, dans son dernier roman, elle évoque un épisode mal connu de la Seconde Guerre mondiale : les centres Lebensborn (au sens littéral « fontaines de vie », qui désignaient les haras nazis). « J’ai découvert ce sujet en lisant The German Trauma de Gitta Sereny. Entre 1940 et 1945, des milliers d’enfants d’Europe de l’Est furent enlevés par les nazis afin d’être donnés à des familles allemandes. Autour de moi, les gens ignoraient tout de cette histoire. » Mais réduire Lignes de Faille à ce seul sujet serait trop facile. Là encore, elle tempère : «  Je proteste d’avance sur cette seule grille de lecture. À travers ces enfants déplacés, je m’interroge sur l’identité. Qu’est-ce qui fait une personne ? Comment se construire après avoir été arraché à une famille ? » Il existe une multitude de failles. Crevasses plus ou moins profondes qui ont défiguré certains êtres et épargné les autres. La figure emblématique de la mère est, une fois encore, présente sous différentes formes : Kristina, la mère sexy, en quête de sa propre gloire, Sadie, la mère violente, traversée par le besoin de savoir, ou Tess, la mère calme et entièrement dévouée à son enfant. La première originalité du roman provient de sa construction même. Quatre chapitres, quatre enfants sur quatre générations, donnent leur version du monde. Dans leur observation des adultes, résident une lumière et une sagesse qui transcendent le livre et dépassent souvent, de loin, celle que l’on attend chez des petits garçons et des petites filles de huit ans. En outre, Kristina, Sadie, Randall et Sol appartiennent tous à la même famille, et leur témoignage se suivent dans un ordre chronologique renversé (et c’est là la seconde originalité du roman). Nancy Huston choisit avec habileté de remonter la clepsydre. Plus le lecteur avance, plus il a à sa portée de clefs pour comprendre la mécanique intergénérationnelle et le puzzle de sentiments. Mais chaque personnage pourrait presque se lire séparément, ayant sa propre ligne de vie qu’il interprète à sa façon. « Tous doivent faire face à des tragédies personnelles et, paradoxalement, c’est Kristina qui s’en sort le mieux. Elle réussit à faire sa résilience, comme on dit en psychanalyse, elle est aussi à mes yeux la plus lumineuse. » Si l’écriture est une nécessité qui peut aider à guérir, il est certain que Nancy Huston l’a parfois utilisée comme telle. Mais loin d’elle la volonté de se prélasser dans un état permanent de mélancolie : « Je suis douée pour la souffrance, dit-elle en riant, mais le désespoir n’est pas et ne sera jamais ma philosophie de la vie. » Pour preuve, le réquisitoire qu’elle a lancé en 2004, dans son essai Professeurs de désespoir, contre certains grands écrivains du XXe siècle (Cioran, Thomas Bernhard, Beckett, Houellebecq). Elle y dénonce la littérature du néant et une propension à considérer la vie humaine comme une défaite : « L’immense majorité des êtres humains, aux prises avec des problèmes bien réels et souvent désespérants, parviennent, cahin-caha, à construire un sens à leur vie » (tribune dans Libération, 2 janvier 2006). Ainsi, ses personnages ont-ils, eux aussi, la possibilité de rire, d’aimer, de faire l’amour et de se laisser aller à la futilité pour échapper au sérieux, ou oublier pour quelques instants leur tragédie intime. Elle-même avoue ne pas ressentir de « plaisir d’écrire » : « Je le traite comme un métier, et c’est souvent très, très difficile. C’est agréable ensuite. J’aime l’objet fini, en lire des morceaux en public. » Un autre de ses plaisirs quotidiens, elle le puise dans la musique. Chaque matin, elle joue du Bach ou du Schubert sur son clavecin : « J’aime commencer mes journées par une petite perte de temps ! »





 
 
© John Foley / Opale / Actes Sud
« Je suis douée pour la souffrance mais le désespoir n’est pas et ne sera jamais ma philosophie de la vie »
 
BIBLIOGRAPHIE
Lignes de faille de Nancy Huston, Actes Sud, 490 p.
 
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