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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Wajdi Mouawad, l’exil en bandoulière
Figure marquante du théâtre québécois, Wajdi Mouawad est écrivain, comédien et metteur en scène. Internationalement reconnu, il est considéré comme l’un des auteurs francophones les plus novateurs de son époque. Rencontre dans un café, en plein cœur de Paris.

Par Lucie Geffroy
2007 - 04
« P aris, Montréal, Moscou, Toulouse, il bouge tellement qu’il est difficile à intercepter », avait prévenu son attachée de presse aux éditions Actes Sud. C’est au café Beaubourg, à deux pas du centre Georges Pompidou, que Wajdi Mouawad s’est finalement laissé intercepter, un samedi après-midi  « En réalité, je vis surtout entre Paris et Toulouse, confie-t-il. Paris, parce que l’une de mes pièces de théâtre y a été jouée plusieurs mois d’affilée. À Toulouse, parce que je loue un appartement pour entreposer mes livres. Quant à Moscou, j’y fais quelques allers retours pour mettre en scène Incendies ».

Montréal, sa ville d’accueil, se conjugue dorénavant au passé. Wajdi y a vécu pendant plus de 20 ans. C’est là qu’il est né artistiquement, qu’il a créé sa compagnie et qu’il s’est fait connaître dans le milieu du théâtre.  « Mais, il y a deux ans, j’ai tout quitté. Tout allait trop bien pour moi à Montréal. Je ne me sentais pas bien », dit-il avec un calme mêlé d’une angoisse et d’un empressement trahis par l’agitation permanente de ses mains. Insaisissable. Voilà le mot qui vient à l’esprit, aux premiers instants de la rencontre avec Wajdi Mouawad.  « C’est vrai. Je suis tout le temps en mouvement. Physiquement et mentalement. Comme si mon corps et ma pensée ne pouvaient se résoudre à se fixer. C’est épuisant mais j’ai besoin de ce vagabondage mental ». 
Avant la France et le Canada, il faut raconter le Liban, son pays natal. Wajdi Mouawad est né en 1968 à Deir el-Kamar, mais a vécu toute son enfance dans un village voisin. De la guerre, il ne conserve ni peur, ni souffrance, ni cassure.  « Aucun membre de ma famille n’est décédé. À vrai dire, la guerre nous exaltait, mes petits camarades et moi. C’était comme un jeu. On s’amusait à démonter des kalachnikovs et à les nettoyer pour se faire un peu d’argent.» De cette enfance libanaise, il garde surtout un attachement à la nature, à la mer, au ciel, à la montagne, aux animaux, aux forêts et aussi un vif souvenir d’histoires surnaturelles racontées au creux de l’oreille, de statues de la vierge qui bougent toutes seules…

En 1978, après quelques années de guerre, la famille décide de partir quelque temps en France. La guerre s’enlise. Les trois enfants Mouawad restent à Paris avec leur mère tandis que le père tente de sauver ses affaires au Liban. Au collège, prenant conscience de l’étrangeté de son nom, Wajdi Mouawad s’évertue à gommer les différences.  « Je désirais férocement ressembler à mes copains. J’ai appris le français très vite. Excellent élève, capitaine de l’équipe de rugby, j’étais ce qu’on appelle un exemple parfait d’intégration ». 

La véritable cassure survient quelques années plus tard quand, sans donner d’explications, les Mouawad décident de s’exiler une seconde fois, vers le Québec cette fois-ci. Wajdi a 16 ans et vit ce nouveau déracinement comme une profonde déchirure.  « Tout m’était étranger. Je ne partageais rien avec les autres lycéens. Ni leur culture, ni leur sport. Je les trouvais tous crétins. Je me suis alors réfugié dans la littérature, devenant un petit intello snobinard. J’ai tout laissé tomber, je n’allais plus en cours. Je passais mes journées à errer dehors ». Sa bouée de sauvetage sera l’Ecole nationale de théâtre du Canada, puis la troupe de théâtre Ô Parleur – sa  « milice » – qu’il fonde en 1990. C’est l’époque aussi où il commence à écrire ou plutôt à réaliser qu’il écrit de la littérature.  « Au début des années 90, j’ai ressenti les premières fulgurances face aux textes qui se déployaient devant moi. Je n’ai jamais eu l’impression d’être l’auteur de mes pièces. Les histoires s’imposent à moi. C’est comme une rencontre. Vous percevez une ombre fuyante qui vous regarde, vous persécute. Au début vous ne savez pas ce que c’est. Puis vous réalisez que cette chose qui vous regarde, c’est l’histoire, la pièce ou le roman à venir. Alors vous vous exécutez ». 

Les premières créations de Wajdi Mouawad, traversées par une force étourdissante, se distinguent par une incarnation très forte du texte dans le corps des acteurs, par l’intention évidente de communiquer une sorte d’ébranlement aux spectateurs. Pierre Ascaride, directeur du théâtre 71 de Malakoff, l’un des premiers en France à accueillir ses spectacles, s’en souvient :  « Les textes, puis les spectacles de Wajdi, m’ont d’abord frappé par leur puissance, par ce mélange détonant de tragique et de drôlerie. Globalement, son écriture est novatrice en ce sens qu’en France, le théâtre contemporain, influencé par le Nouveau roman repose souvent sur des récits déstructurés. Mouawad, lui, prend le temps de nous raconter des histoires. Il a un sens du récit incroyable. C’est rare. Son autre caractéristique, c’est qu’il travaille davantage en plasticien qu’en littéraire. Incendies et Forêts ont été écrites en même temps qu’elles ont été montées, dans un va-et-vient permanent et très long entre le texte et la scène ». 

Demandé partout, apprécié du grand public comme des spécialistes, Wajdi Mouawad a obtenu, en 2005, le Molière du meilleur auteur francophone de théâtre pour sa pièce Littoral – un prix qu’il a refusé pour contester  « ce genre de cérémonies hypocrites ». Quant à sa dernière pièce présentée en France, Forêts, elle a suscité un véritable enthousiasme.  « Un tsunami ! Chez nous, on a refusé jusqu’à 200 personnes par jour ! », s’exclame Pierre Ascaride. Forêts a laissé ses spectateurs  « bouleversés,  en larmes, ovationnant longuement le spectacle, reconnaissants de ce que ces odyssées du temps présent ébranlent dans leur histoire intime », a-t-on pu lire dans Le Monde. Aujourd’hui, entre diverses mises en scène, Wajdi Mouawad réfléchit et travaille à l’écriture de Ciels qui achèvera sa tétralogie commencée en 1999 avec Littoral. Articulées autour des thèmes de la recherche des origines, de l’héritage, des enfances abandonnées, ses pièces sont souvent hantées par un pays lointain, saigné par la guerre. Le Liban bien sûr.  « Evidemment, c’est de là que tout commence, admet Wajdi Mouawad. Parce que tous mes ancêtres sont libanais, parce que toute écriture est exil, parce que même si je n’ai pas vécu la guerre, je me suis construit en rapport à elle. Après tout, je suis une des multiples façons d’être libanais aujourd’hui ! »


 
 
« Je n'ai jamais eu l'impression d'être l'auteur de mes pièces. Les histoires s'imposent à moi. C'est comme une rencontre.  »
 
2020-04 / NUMÉRO 166