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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
La révolte de Vénus Khoury-Ghata
Poète, romancière et traductrice, Vénus Khoury Ghata est d’abord une conteuse. Avec Sept pierres pour la femme adultère, elle délaisse l’autobiographie et déterre un sujet fort, brutal, la lapidation des femmes. Celle qui se décrit volontiers comme soumise aux hommes qu’elle a aimés dénonce l’esclavage dont sont victimes des milliers d’épouses et de filles dans le monde. Portrait d’une révoltée.

Par Nathalie Six
2007 - 06
Elle a beau vivre en France depuis plus de trente ans, elle n’a rien oublié de Bécharré, son village natal. L’été, elle y passait trois mois chez sa tante, heureuse de pouvoir fuir le père, et oublieuse des brimades et des coups. Elle n’y est plus jamais revenue. Trop douloureux. Idem pour sa maison située à Achrafieh. « J’ai apprivoisé la mort, elle ne me fait pas peur. Mais revenir dans les endroits où j’ai grandi, bizarrement je ne peux pas. À chaque fois que je séjourne à Beyrouth, je descends dans un hôtel situé  à 700 m de ma maison. Je n’ai jamais réussi à aller jusqu’au bout du chemin. Je fais demi-tour tout le temps. » Vénus Khoury Ghata ne semble jamais fatiguée : concentrée et attentive, elle parle sans discontinuer de ses voyages autour du monde. De ses déplacements peuvent naître des livres. Ainsi, l’année dernière, au cours d’un séjour en Iran où elle accompagnait le poète Adonis, elle lit dans un journal qu’une femme enceinte va être lapidée pour adultère. « Les autorités religieuses se posaient cette question : faut-il tuer le ver avec le fruit ou attendre que le ver sorte du fruit ? Je suis repartie extrêmement choquée et troublée, sans avoir eu le fin mot de l’histoire. » Sa tournée continue : New York, Minneapolis, Saint Paul, Stockholm, Moscou, Kiev, vingt-deux villes se succèdent, sans que la romancière parvienne à oublier. « Je l’ai emportée dans ma tête, elle ne m’a jamais quittée. Je téléphonais de temps en temps en Iran pour savoir s’ils l’avaient ou non tuée. On me disait de laisser tomber ! Mais c’est impossible, je ne supporte pas cette soumission de la femme, et la cruauté de l’homme. » Têtue, elle décide de donner une seconde vie à cette inconnue qu’elle rebaptise Noor, « la lumière ». Le même sens de l’humour qui joue sur l’absurde et caractérise son écriture depuis quarante ans. Dans son roman, l’Iran a été remplacé par un pays fictif, le Khouf , c’est-à-dire « la peur », qui pourrait aussi bien désigner la Mauritanie, le Darfour, toutes les terres stériles et arides, fouettées par le vent sec du désert. Avant d’être violée, Noor a d’abord été abandonnée par son mari et ses fils, mais se rebeller n’est pas dans sa nature. La romancière décrit modestement « une femme soumise, liée à son sort par sa propre volonté car elle ne veut pas mentir. Elle a eu une histoire avec un étranger, et elle a eu du plaisir, elle a joui, donc elle doit être punie. Cela lui paraît normal. » Pendant un an, elle relit des passages du Coran, s’insurge contre les hommes qui interprètent mal le Livre, enquête sur le rituel de la lapidation, « une invention tribale » : « Il faut creuser un trou sur la place du village afin d’y enterrer la femme adultère vivante, sa tête doit dépasser, et sept pierres lui sont lancées pour la tuer. Ensuite, les gens du village peuvent continuer à jeter des pierres, mais elle doit mourir sous le coup de l’une des sept premières. »

Sur ses cahiers, le crayon à la main, la conteuse reprend ses droits et réinvente une langue, puisée à la source de son art. « J’entendais les dialogues en arabe dans ma tête et je les traduisais en français. » Dans ce livre choral, trois femmes, Noor, Amina et une Française, « l’étrangère », que la folle tristesse d’avoir été abandonnée par l’être aimé rapproche cependant des deux autres, prennent successivement la parole. Comme dans La Maestra, Vénus Khoury Ghata utilise le « tu » créant instantanément une distance propice à l’autocritique, à mi-chemin entre l’effet miroir et l’existence invisible d’un témoin. « Une femme analphabète et inculte comme mon personnage principal ne pouvait s’exprimer à la manière d’une Française du 16e arrondissement de Paris. » Point de surcharge, point d’arabesques orientales dans le style, elle épure, elle taille les phrases, retire le surplus et se retranche dans l’ascèse pour offrir à sa prose une aridité qui rappelle celle des pays subsahariens et du Sahel. Or, de l’aridité naissent parfois des miracles. Noor obtient un sursis le temps de sa grossesse, et couve, en même temps que l’enfant à naître, des plants de basilic. Elle qui n’a plus ni mari ni porte à sa masure, qui ne possède qu’« un matelas, une marmite et une chèvre », sans réserve d’eau de pluie, réussit à faire sortir de la terre gelée trois tomates et une fleur. L’espoir.

Vénus Khoury-Ghata serait-elle devenue féministe ? « Non, féminine et attentive aux opprimés », corrige sa fille, Yasmine Ghata, également écrivaine. N’est-ce pas là l’enfant qui se rebiffe contre l’autorité du père ? Pas n’importe quel père, le sien, un gendarme ayant raté sa vocation de moine, décrit, dans Une maison au bord des larmes puis dans La maison aux orties, comme rigide, glacial et cruel, dont elle a, selon les mots de sa fille cette fois et non les siens, « beaucoup souffert ».

Pétillante et drôle dans Le fils empaillé, grave ou malicieuse dans ses poèmes, capable de fulgurances et de pirouettes littéraires jouant sur l’humour arabe et l’absurde dadaïste acquis au contact des surréalistes, Vénus Khoury-Ghata se révèle ici plus noire, un brin cynique parfois, éloignée du baroque qu’on lui prête habituellement. Mais la poète renaît toujours quand elle décrit avec cruauté le village de Noor : « Khouf, cercueil étroit couleur ocre. Serpent de sable au dos craquelé par la sécheresse. Serpent plongé dans une grande torpeur. » Il y a chez cette Libanaise d’origine un amour de la langue française au moins aussi grand qu’une haine de l’injustice et de la couardise. Et sous sa plume, les deux font bon ménage. Ancrés au plus profond d’elle, traduits de manière différente selon que la femme se nomme romancière ou poète. « En prose, le mot doit être raisonnable, à sa place ; en poésie, il répond à un rythme. » Baignée par la poésie abbasside et omeyyade qu’elle a « toujours lue et apprise par cœur », la jeune Miss Beyrouth 1959 a poursuivi ce que son frère Victor, ce « Rimbaud oriental » envoyé à l’asile par leur père, avait commencé. En 1972, lorsqu’elle arrive en France – elle a épousé en secondes noces le médecin et chercheur Jean Ghata –, elle trouve dans la revue Europe, dirigée un temps par Aragon qu’elle traduira en arabe, une seconde famille. Puis c’est à son tour d’être sacrée en recevant le prix Guillaume-Apollinaire pour  Les ombres et leurs cris en 1980 ; elle n’arrêtera plus. Récompensée en 1993 par la Société des gens de lettres pour l’ensemble de son œuvre, elle s’accroche à la défense de la langue française en créant notamment le prix des Cinq continents. Au milieu des dessins de Matta, de Derain, Bazaine, Miro, des masques de son salon, elle s’interroge : « Qui suis-je, sinon une femme vieille qui écrit tous les jours, trois ou quatre heures, qui ne sort presque pas, fait son petit ménage et invite quelques amis pour leur faire la cuisine ? » La modestie est un art. Vénus Khoury-Ghata est, à n’en pas douter, une grande artiste.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Sept pierres pour la femme adultère de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 188 p.
 
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