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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait

Auteur d’une vingtaine de romans, de nouvelles, d’essais et de récits de voyage, dont récemment De ville en ville, Nedim Gürsel est considéré comme l’un des meilleurs écrivains turcs contemporains. Portrait d’un exilé nostalgique, viscéralement attaché à Istanbul.



Par Lucie Geffroy
2008 - 02

Sur les murs de l’appartement parisien de Nedim Gürsel, s’affichent de vieilles reproductions de l’Istanbul du XIXe siècle. Entre les classiques de la littérature française qui tapissent son immense bibliothèque, on remarque des romans turcs, les œuvres complètes du grand poète Nazim Hikmet et quelques beaux livres sur l’art ottoman. Chez Nedim Gürsel comme dans son œuvre, le Bosphore n’est jamais très loin. Il suffit de lire les titres de quelques-uns de ses romans pour s’en persuader?: Un long été à Istanbul, Le voyage de Candide à Istanbul, Au pays des poissons captifs?: une enfance turque, etc. «?Je retourne souvent dans mon pays natal. Il m’arrive d’y rester plusieurs semaines, surtout l’été. Si bien que j’ai toujours l’impression d’être partagé entre deux villes, deux appartements, deux langues?», confie Nedim Gürsel dans un parfait français coloré d’un léger accent. «?Bien que j’habite Paris depuis près de vingt ans, j’ai l’impression d’habiter la cave où la lampe de Kafka reste toujours allumée. (...) Le turc est ma cave où je suis dans l’écriture comme le noyau dans le fruit. J’écris donc dans ma langue maternelle et cela me rassure. (...) Pourtant le français parvient à briser les murs de ma cave et déclenche dans mon écriture un mécanisme irréversible?», écrivait-il dans Le dernier Tramway en 1991. «?La langue française structure ma réflexion. J’écris en turc parce que j’ai un rapport affectif à ma langue et que c’est elle qui détermine ma sensibilité, mais je pense en français et cela s’en ressent dans mon écriture?», explique-t-il aujourd’hui. Au début de son parcours d’écrivain, Gürsel avait songé à l’idée d’écrire directement en français. Aujourd’hui, l’idée lui paraît saugrenue. «?Mais si un jour quelqu’un me lance le défi, pourquoi pas???»

Né en 1951 à Gaziantep en Turquie, Nedim Gürsel a étudié au lycée français de Galatasaray avant de poursuivre ses études à la Sorbonne de Paris au milieu des années 1970. «?En Turquie, je rêvais de la France, je voyais Paris comme la promesse d’une vie plus libre, je lisais Sartre, Baudelaire, Verlaine?; tout mon être était tourné vers la culture française. Bizarrement, c’est à Paris que j’ai découvert toute la richesse de ma propre culture.?» Rien d’étonnant qu’en 1979, le jeune étudiant soutienne une thèse de littérature comparée sur Louis Aragon et Nazim Hikmet et qu’une dizaine d’années plus tard, il devienne écrivain grâce à la France – c’est lui-même qui le dit – et à l’incroyable succès du Roman du Conquérant, sorte de biographie du sultan Mehmed II. Aujourd’hui, il enseigne la littérature turque à la Sorbonne et à l’Institut national des langues et civilisations orientales, et écrit sans relâche. Son écriture est multiple, mêlant lyrisme, romance, histoire, érotisme ou fantastique, et évoque aussi bien la Turquie ottomane ou contemporaine, que Paris, ville d’exil et de solitude. C’est ainsi, à force de ces multiples va-et-vient aussi bien géographiques que littéraires entre Paris et Istanbul, que Nedim Gürsel s’est forgé l’image d’un écrivain qui, à l’instar de la capitale turque, est à lui seul un pont dressé entre l’Orient et l’Occident. Le héros des Turbans de Venise, Kâmil Uzman, professeur turc en histoire de l’art, n’est-il pas lui aussi l’incarnation même de ce dialogue?? L’universitaire se rend à Venise pour y trouver des traces de l’influence ottomane dans la peinture de la Renaissance italienne. Au fil de ses recherches, l’universitaire s’intéresse en particulier à Gentile Bellini, peintre vénitien du XVe siècle, célèbre pour avoir fait le portrait de Mehmed le Conquérant et séjourné dans l’Empire ottoman... Les Turbans de Venise dresse ainsi le portrait d’un être érudit, assoiffé de savoir et désireux de montrer par l’art les bienfaits du dialogue des cultures. Mais Kâmil Uzman est aussi un être en proie au désarroi le plus profond qui fuit sa solitude dans de grands verres de vins et se languit de sa ville natale, Istanbul, comme un enfant réclame sa mère. Difficile de ne pas voir dans le portrait de ce professeur au visage contrasté, un double de Nedim Gürsel lui même, hanté par la nostalgie, la solitude, l’errance. «?Kâmil Uzman me ressemble comme deux gouttes de raki, admet Nedim Gürsel, je l’ai décrit comme un tableau de clair-obscur, avec des zones d’ombre et des zones de lumière?». Dans les tableaux des Madonnes de Giovanni Bellini, Uzman observe avec acuité le regard détourné de Marie qui semble ignorer l’enfant Jésus, image qui lui rappelle douloureusement son enfance d’orphelin de mère. «?J’étais moi même très attaché à ma mère, souligne Gürsel. D’autant plus que j’ai perdu mon père à l’âge de 10 ans. Sa mort prématurée (dans un accident de car) a été un véritable choc. Je n’en ai jamais fait le deuil?». Comme le raconte Nedim Gürsel dans Au pays des poissons captifs?: une enfance turque, son père était professeur de français au lycée Galatasaray et voyageait souvent à Paris. «?Je le voyais écrire à son bureau, taper des traductions sur sa vieille Remington. Très tôt j’ai voulu l’imiter. Je me suis mis à écrire des poèmes pour lui plaire. Quand il est mort, j’ai continué à écrire comme si je devais accomplir un travail inachevé. Si je suis écrivain, c’est sûrement pour combler cette perte irréparable…?» Défenseur d’une certaine idée de la Turquie, l’auteur, qui a subi à plusieurs reprises les foudres de la censure (Un long été à Istanbul, pourtant couronné par la plus haute distinction littéraire turque, le prix de l’Académie de la langue turque, et La Première femme ont été interdits sous le régime militaire turc), milite ardemment pour l’entrée de son pays dans l’Union européenne?: «?La Turquie a connu dans son histoire récente trois coups d’État militaires, en 1960, 1971 et 1980. L’entrée dans l’Europe serait pour nous une garantie de progrès et de démocratie. Les critères de Copenhague auxquels la Turquie aspire sont un ensemble de valeurs qui nous sont nécessaires?: la reconnaissance des minorités, les droits de l’homme, la liberté d’expression, l’égalité entre hommes et femmes. Le fait que la Turquie avance dans ce sens serait évidemment une bonne chose et l’Europe doit l’encourager.?»





 
 
© J. Foley / Opale
« La langue française structure ma réflexion. J’écris en turc parce que j’ai un rapport affectif à ma langue et que c’est elle qui détermine ma sensibilité, mais je pense en français et cela s’en ressent dans mon écriture »
 
BIBLIOGRAPHIE
De ville en ville, ombres et traces de Nedim Gürsel, Seuil, 315 p.
 
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